Même si sa fonction principale reste sanitaire, le masque s’est trouvé une vocation secondaire, devenant le support de messages ou symboles pour appuyer des causes, revendiquer des droits ou dénoncer des injustices. Associations, syndicats, acteurs politiques ou simples citoyens n’hésitent pas à jouer, de façon parfois originale, avec ce nouvel outil.

En plus des habituels t-shirts, macarons et casquettes, les militants de tous horizons n’ont pas raté l’occasion d’ajouter à leur panoplie 2020 un accessoire de communication très en vogue : le couvre-visage, légèrement détourné pour dénoncer, réclamer ou s’exprimer. Au gré d’évènements et de manifestations, le voilà décliné à toutes les sauces : soutien aux minorités (Black Lives Matter, l’affaire Joyce Echaquan), causes environnementales, slogans syndicaux, etc.

Pour François Cooren, directeur du département de communications de l’Université de Montréal, il s’agit d’un moyen judicieux et probablement plus efficace que les supports traditionnels, du fait de son emplacement. « Le visage, c’est la première chose que l’on regarde chez quelqu’un. Si on veut exprimer quelque chose de manière non verbale par le masque, c’est idéal, surtout qu’il est placé sur la bouche, l’endroit où on va le plus s’exprimer verbalement.

Cela me fait penser à l’expression n your face quand on veut choquer ou interpeller l’autre. Là, c’est sur la face, dans ta face.

François Cooren, directeur du département de communications de l’Université de Montréal

M. Cooren y voit même une certaine ironie, puisque le couvre-visage, rendant a priori la communication difficile, est finalement utilisé pour communiquer de manière permanente.

Certains activistes n’hésitent pas à le porter quotidiennement, constatant un certain effet. Ainsi, Louis Couillard, militant de Greenpeace et étudiant en droit et politique, arbore des masques « Relance juste et verte » et « GNL non merci ». « Quand je rentre dans un autobus ou un lieu public, je vois qu’on lit le message, et des réactions dans les regards. J’ai des commentaires comme “bravo pour ce que vous faites”, “J’aime votre masque”, “Où puis-je m’en procurer un ?”, mais c’est assez bref, parce que l’aspect socialisation est réduit, on n’ose pas se parler », rapporte-t-il.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Le masque s’est révélé comme un nouveau support idéal pour arborer des prises de position. Certaines organisations ont rivalisé d’ingéniosité pour jouer avec son potentiel.

Pour lui, c’est aussi l’occasion de rappeler que la crise environnementale, éclipsée par le virus, est toujours criante. « Pendant deux petites secondes, on oublie un peu la COVID-19, on pense à la manifestation du 27 septembre et ça nous change d’ambiance, avance-t-il. C’est en effet une manière de remettre à l’agenda certaines causes qui risquent d’être un peu mises de côté, en utilisant le support principal qui nous anime en ce moment comme support pour autre chose », confirme M. Cooren.

Il en va de même pour Karine Gentelet, professeure, et militante d’Amnistie internationale. « Le visage est masqué, mais la parole est LIBRE », lit-on sur son masque, le dernier mot occupant la majeure partie du tissu.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Karine Gentelet, professeure, et militante d’Amnistie internationale

Les gens essaient de lire ce qui y est écrit. En termes de sensibilisation, je trouve ça absolument fantastique. Un t-shirt, l’hiver, ça disparaît. Là, on est obligés de le porter et on ne peut pas voir autre chose que ça.

Karine Gentelet, professeure, et militante d’Amnistie internationale

Mme Gentelet se dit surprise de ne pas en voir davantage dans les groupes militants.

Par la bouche de nos masques

Au-delà de la visibilité, le positionnement sur la bouche offre une occasion en or de forger des communications originales ou marquantes. François Cooren souligne par exemple le double sens de la phrase « I can’t breathe », prenant une autre dimension ainsi placée. « Ensemble, démasquons les injustices », clame cet autre modèle distribué par Amnistie Iinternationale.

L’emplacement peut aussi dispenser du lettrage. Une main ensanglantée apposée sur un masque confère ainsi une force toute particulière à la dénonciation des violences conjugales du groupe suisse Grève féministe. Sur un autre thème, un manifestant opposé à l’abattage des cerfs à Longueuil s’est présenté avec un couvre-visage arborant ces animaux, en toute simplicité.

  • Un manifestant montréalais lors d’un rassemblement contre la brutalité policière, après le meurtre de George Floyd. La phrase « I can’t breathe », placée au niveau de la bouche, prend encore plus de sens que si elle était affichée sur un t-shirt ou un macaron.

    PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

    Un manifestant montréalais lors d’un rassemblement contre la brutalité policière, après le meurtre de George Floyd. La phrase « I can’t breathe », placée au niveau de la bouche, prend encore plus de sens que si elle était affichée sur un t-shirt ou un macaron.

  • Masques faits à la main pour revendiquer un meilleur traitement pour les Premières Nations, après la mort de Joyce Echaquan

    PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

    Masques faits à la main pour revendiquer un meilleur traitement pour les Premières Nations, après la mort de Joyce Echaquan

  • Un manifestant s’opposant à l’abattage de cerfs au parc Michel Chartrand. Pas de message, un simple motif lui permet, dans le contexte, d’afficher son soutien.

    PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

    Un manifestant s’opposant à l’abattage de cerfs au parc Michel Chartrand. Pas de message, un simple motif lui permet, dans le contexte, d’afficher son soutien.

  • Certains groupes profitent du placement du masque sur la bouche pour exprimer avec force leur indignation. Ici, un groupe féministe suisse dénonce les violences conjugales avec une main ensanglantée en travers de la bouche. Tout un symbole.

    PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DU GROUPE GRÈVE FÉMINISTE

    Certains groupes profitent du placement du masque sur la bouche pour exprimer avec force leur indignation. Ici, un groupe féministe suisse dénonce les violences conjugales avec une main ensanglantée en travers de la bouche. Tout un symbole.

  • Manifestation pour le « définancement » de la police à Montréal. Des participants affichent leur soutien avec le fameux sigle de Black Lives Matter.

    PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

    Manifestation pour le « définancement » de la police à Montréal. Des participants affichent leur soutien avec le fameux sigle de Black Lives Matter.

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Des causes, mais aussi une affirmation identitaire. « Le visage, c’est l’identité de l’autre. Des philosophes comme Levinas ont insisté sur le visage dans le rapport à l’autre : reconnaître le visage de l’autre, c’est reconnaître son humanité. C’est aussi une manière d’interpeller et de s’exprimer, de dire qui je suis », souligne François Cooren. Et ce n’est pas Aeme Benali, vice-président. e de l’Aide aux Trans du Québec (ATQ), qui le contredira, l’organisme ayant distribué des masques aux couleurs de la Fierté trans lors de récents évènements, comme son 40anniversaire. Transgenres comme cisgenres le portent, mais pas forcément par militantisme. « C’est au cas par cas. Certains peuvent se sentir “invisibilisés” par le port du masque, et en avoir un aux couleurs de la communauté peut atténuer cela. D’autres personnes pourront s’y reconnaître, savoir qu’elles ne sont pas seules, c’est comme une forme de soutien », dit Aeme Benali, qui y voit aussi une façon de mieux faire connaître le drapeau de la Fierté trans.

PHOTO FOURNIE PAR L’AIDE AUX TRANS DU QUÉBEC

Les masques distribués par l’Aide aux Trans du Québec sont portés avec diverses vocations. Pour certains, cela peut être un moyen de mieux faire connaître les couleurs de ce drapeau, moins connu que celui de la Fierté gaie. Le masque peut aussi être vu comme un symbole de ralliement pour certains membres de cette communauté.

Fustiger le masque… avec un masque

Comble de l’ironie : même les militants anti-masques se l’approprient, mais pour le retourner contre lui-même. « Symbole de soumission », a inscrit l’un d’eux sur un couvre-visage, placé sur son front. « On peut beaucoup jouer avec ça, faire des détournements, des parodies, où il est interprété comme une soumission à l’ordre établi. On va chercher à affirmer sa liberté, son insoumission », pointe M. Cooren.

  • Les antimasques ne se servent pas du masque ? Si, mais pour le tourner en dérision. Ici, le support est ironisé pour faire passer un message militant.

    PHOTO ERICK LABBÉ, ARCHIVES LE SOLEIL

    Les antimasques ne se servent pas du masque ? Si, mais pour le tourner en dérision. Ici, le support est ironisé pour faire passer un message militant.

  • Une manifestante lors d’un rassemblement antimasque. « Fuck le masque », peut-on lire sur ce couvre-visage mutilé pour la cause.

    PHOTO PAUL CHIASSON, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

    Une manifestante lors d’un rassemblement antimasque. « Fuck le masque », peut-on lire sur ce couvre-visage mutilé pour la cause.

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Éric Montigny, professeur de sciences politiques à l’Université Laval, soulève par ailleurs que le masque en lui-même peut constituer un message dans certains contextes sociopolitiques.

Au Québec, le masque n’est pas devenu un élément de polarisation politique. Mais si l’on regarde aux États-Unis, le fait de le porter ou de ne pas le porter est associé à une position politique.

Éric Montigny, professeur de sciences politiques à l’Université Laval

Inutile, donc, de préciser quel clan s’affichait avec des masques « Vote » pendant la campagne présidentielle…

Partis pris

Certains syndicats s’y sont donnés à cœur joie, comme on peut le constater au cœur de manifestations où fleurissent des masques ad hoc flanqués de slogans spécifiques. Exemple édifiant : quand certains employeurs ont montré des réticences à fournir des masques à des préposés aux bénéficiaires, la CSN a distribué des couvre-visages à la Magritte : « Ceci n’est pas un équipement de protection individuel », y lisait-on.

Par ailleurs, la mention « Fabriqué au Québec » apparaît très en évidence sur certains modèles. Là encore, rien d’innocent. « C’est clairement un message politique de nationalisme économique », avance M. Montigny.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

La CSN a fait produire des masques en grande quantité avec son logo pour ses membres. Notez la mention « Fabriqué au Québec », qui n’est pas anodine : elle est le signe d’un nationalisme économique et d’un soutien aux entreprises locales.

En revanche, les partis politiques semblent plus timorés. On voit certes çà et là quelques élus avec des logos discrets, fleur de lys ou feuille d’érable, mais aucun parti provincial ou fédéral majeur ne propose de masques dans sa boutique en ligne.

Ce qui n’empêche pas certains élus de s’afficher avec d’autres couleurs, surtout que le couvre-visage s’avère plus « portable » qu’un t-shirt ou une casquette. On a pu, par exemple, voir Manon Massé enfiler un masque de la Fierté trans, ou François Legault faire varier les plaisirs face aux caméras. « Souvent, pendant les conférences de presse, le premier ministre rappelle ce qui est écrit sur son masque. Ça devient un outil de communication politique », fait remarquer M. Montigny.

  • Les élus politiques n’ont pas exploité outre mesure la communication par le masque, même si certains arboraient discrètement des symboles d’appartenance.

    PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

    Les élus politiques n’ont pas exploité outre mesure la communication par le masque, même si certains arboraient discrètement des symboles d’appartenance.

  • Le premier ministre François Legault a présenté à plusieurs reprises les masques qu’il porte lors des conférences de presse. Cela va même dans le champ sportif.

    PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

    Le premier ministre François Legault a présenté à plusieurs reprises les masques qu’il porte lors des conférences de presse. Cela va même dans le champ sportif.

  • Charlie Angus lors d’une conférence de presse en septembre. Selon nos recherches, les partis politiques n’ont pas encore proposé à leurs membres des masques à leurs couleurs par l’intermédiaire de leur boutique en ligne.

    PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

    Charlie Angus lors d’une conférence de presse en septembre. Selon nos recherches, les partis politiques n’ont pas encore proposé à leurs membres des masques à leurs couleurs par l’intermédiaire de leur boutique en ligne.

  • Le support est facile à mettre. Manon Massé n’a pas hésité à enfiler un masque de l’ATQ pour afficher son soutien à la communauté lors d’un évènement.

    PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE L’AIDE AUX TRANS DU QUÉBEC

    Le support est facile à mettre. Manon Massé n’a pas hésité à enfiler un masque de l’ATQ pour afficher son soutien à la communauté lors d’un évènement.

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Des revendications à revendre

Le masque, un moyen de financement ? Petit, mais oui. Amnistie internationale, l’ATQ ou la SPCA Roussillon en vendent ou en ont vendu pour récolter des fonds. En outre, il existe une boutique spécialisée dans les masques militants, établie à Victoria, en Colombie-Britannique, mais alimentant les Québécois. « J’ai eu des douzaines de commandes du Québec ces derniers mois. Beaucoup de clients disent qu’ils aident à lancer des conversations sur des sujets de justice sociale », indique Gaëlle Rossi, propriétaire de Radical Buttons, précisant que « Science is real » ou « Black Lives Matter » sont particulièrement populaires. Elle remet d’ailleurs 10 % des ventes à ce mouvement.

Un champ d’études

PHOTO DE LA BOUTIQUE ETSY RADICAL BUTTONS

Une boutique spécialisée, à Victoria, commercialise des masques militants et reverse une partie des bénéfices à Black Lives Matter.

Même s’il risque de disparaître avec la fin de la pandémie, le masque militant pourrait quand même faire l’objet d’un champ de recherche intéressant, selon Éric Montigny. Il rappelle que Statistique Canada avait établi, en 2013, que plus d’un citoyen sur dix se dit prêt à s’afficher, avec un support comme un macaron, pour soutenir une cause dans la vie quotidienne. Le profil type : des gens plus jeunes et plus scolarisés. « Il serait intéressant de voir s’il y a un changement dans le profil ou une augmentation du nombre de gens qui portent ce type d’outils. Cela aura-t-il un effet sur la socialisation politique des plus jeunes ? », se questionne-t-il. De quoi ouvrir un vrai bal d’études – un bal masqué, évidemment.