Excellent, vous avez eu un « match » sur Tinder avec Dominique, dont la photo de profil semblait affriolante. Sans tarder, la conversation se noue. À votre grande surprise, elle ne tourne pas du tout autour d’un éventuel rendez-vous, mais plutôt sur la couleur de votre bulletin de vote lors du dernier scrutin électoral. C’est que Dominique n’est pas tant sur Tinder pour folâtrer que pour militer, faisant partie de ces utilisateurs qui recourent à l’application de façon « non conforme » ; un phénomène étudié par une chercheuse de l’Université Concordia.

Tinder, c’est quoi ? Une application de rencontres pour rendez-vous galants et soirées olé olé, répondront la plupart des aficionados de l’algorithme, au nombre de 50 millions de par le monde. Mais une fraction d’entre eux ne naviguent pas entre les profils en quête de sexe ni de mots doux, ayant une autre idée derrière la tête : faire passer un message pour promouvoir un produit, un spectacle, une cause, un parti, alouette.

Stefanie Duguay, professeure adjointe de communication à la faculté des arts et des sciences de Concordia, a passé sous la loupe cette appropriation de Tinder par des utilisateurs cherchant à la détourner de sa fonction première – avec une utilisation dite « non conforme » (off label). Elle s’est entretenue avec certains d’entre eux, pour pouvoir analyser et comparer ces emplois détournés de l’application.

PHOTO FOURNIE PAR L’UNIVERSITÉ CONCORDIA

Stefanie Duguay

« L’un d’eux, qui menait une campagne antitabac, avait publié deux faux profils, avec la même photo, à la différence près qu’il fumait sur la première, mais pas sur la deuxième. Il cherchait à montrer que le profil sans cigarette avait plus de succès que l’autre », illustre la chercheuse, qui souligne à quel point l’être humain fait preuve de créativité et d’innovation en adaptant les nouveaux outils technologiques à sa disposition pour ses propres besoins, et ce, même si cela va à l’encontre de leur vocation initiale.

Couplé au fait que les applications s’adaptent elles-mêmes aux usages et besoins de ses clients, notamment par le biais de mises à jour, Mme Duguay souligne que cet ensemble d’interactions s’apparente à un écosystème.

Quand les gens utilisent les applications à d’autres fins que celles pour lesquelles elles ont été conçues, elles peuvent adapter leurs directives et fonctionnalités et exercer ainsi un grand effet sur les utilisateurs.

Stefanie Duguay

Le phénomène ne se cantonne pas à Tinder : des utilisations « hors règles » ont été observées sur les plateformes Grindr (où des personnes cherchent un bon coup… en matière d’emploi ou de logement) ou LinkedIn (avec utilisateurs en quête d’un partenaire pour faire… des « affaires »).

Marginal, mais original

Ce détournement de l’application paraît certes étonnant, mais est-il réellement efficace ? Selon la chercheuse, cela dépend des cas, des plateformes, mais aussi de la perception de ces dernières par les autres utilisateurs – tout un chacun ne verra pas forcément le côté innovant de ces initiatives. « Dans le cas de Tinder, beaucoup de gens le conçoivent comme spécifiquement destiné aux rencontres et au flirt, les initiatives “non conformes” de certains utilisateurs n’ont donc pas marché aussi bien qu’ils l’espéraient », rapporte-t-elle, précisant que cela peut constituer un « élément perturbateur » pour l’application, des utilisateurs s’offusquant de ces pratiques.

Au point d’être considéré comme une forme de « pourriel » ? Là encore, tout n’est pas noir ou blanc. « La nature du spam dépend de la façon dont on l’interprète. Par exemple, si un coupon est envoyé par courriel, certains pourraient le considérer comme utile, tandis que d’autres le verront comme du spam », explique Mme Duguay.

Même si Tinder pourrait considérer ces utilisations non conformes comme un parasitage, la professeure dit n’avoir vu aucune action directe des programmeurs pour enrayer le phénomène, dans la mesure où il reste marginal.

Invité par La Presse à commenter les recherches de Stefanie Duguay, Tinder s’est contenté d’adopter la même attitude que certains de ses utilisateurs : il nous a ghosté.