En cuisine, énoncer que l’amour constitue l’ingrédient principal reste l’un des lieux communs les plus répandus. Mais on ne peut s’empêcher d’y songer en découvrant l’histoire derrière My Big Fat Greek Cookbook, concocté par un Montréalais d’origine grecque qui, dans l’urgence, y a consigné les recettes de sa mère, dès qu’il a su que les jours de cette dernière étaient comptés.

En 2016, Evdokia Antginas a appris l’une des nouvelles les plus affligeantes qu’il soit donné de recevoir : victime d’une maladie cardiaque, dans un état de santé précaire, il lui restait, au dire du corps médical, de 12 à 18 mois à vivre. Le sang de son fils Christos Sourligas n’a fait qu’un tour, la douloureuse perspective de perdre sa mère étant aggravée par celle de voir disparaître, avec elle, les secrets de cuisine qui ont constitué le cœur de sa vie. Originaire de l’Arcadie, région montagneuse du sud de la Grèce, Mme Antginas avait émigré au Canada dans les années  60, accompagnée de sa famille et des traditions culinaires locales.

PHOTO FOURNIE PAR CHRISTOS SOURLIGAS

Evdokia Antginas, la mère de l’auteur, s’est installée au Canada dans les années 60, après avoir vécu en Arcadie, dans le sud de la Grèce. 

« Nous allons tous mourir un jour. Mais je ne voulais pas que ses recettes partent avec elle », lance M. Sourligas, qui s’était aussitôt attelé à la tâche de photographier et de retranscrire les mets maternels qui ont bercé son enfance. Soixante-cinq jours durant, à raison d’une dizaine d’heures quotidiennes, il s’est installé aux côtés de sa mère pour coucher sur papier ingrédients et méthodes. Un labeur plus difficile qu’il n’y paraît, puisqu’elle n’a jamais précisément quantifié ses recettes, se fiant plutôt à son instinct. « Ce fut difficile de l’encourager à utiliser les tasses à mesurer, parce qu’elle cuisine avec son esprit, son nez, ses yeux, les arômes... s’il manque quelque chose, un peu d’origan ou d’huile d’olive, elle le sent », explique-t-il.

Une cuisine rustique

Qu’ont-elles donc de si particulier, ces recettes grecques, pour devoir être préservées à tout prix et parvenir même à se faire publier ? Tout le monde connaît cet autre cliché : la cuisine de maman, c’est la meilleure. Mais dans ce cas particulier, le régal va au-delà du simple aveuglement filial.

Depuis 30 ans, il y a énormément de gens, issus de toutes les communautés et ethnies, qui sont passés chez nous. Tout le monde nous a dit : « C’est la meilleure bouffe grecque que j’aie jamais goûtée. »

Christos Sourligas, auteur de My Big Fat Greek Cookbook

M. Sourligas définit cette cuisine comme « legit rustic mountain peasant food ». Traduction : originaire des terres intérieures de l’Arcadie, éloignées de la mer, elle s’avère très brute, simple, axée sur les légumes, les féculents, la viande. Surtout, elle se distingue superbement des classiques en vogue habituellement servis dans les restaurants estampillés grecs. On y retrouve, par exemple, la fasolada, une soupe de haricots blancs, le giouvetsi, un plat rustique à la viande (veau, bœuf ou agneau), avec pâtes et sauce tomate, le gida vrasti, à savoir de la chèvre bouillie, ou encore un gâteau à l’orange, tout simple, parmi les desserts.

Sauvetages réussis

« Je ne suis pas un chef, pas une vedette de la cuisine, je ne suis personne », lâche Christos Sourligas, qui navigue plutôt dans le milieu audiovisuel, à titre de réalisateur (il a signé deux longs métrages) et de producteur de télévision. Pourquoi avoir choisi le livre comme support, alors qu’il aurait été tentant de tourner un documentaire ? Sa mère n’est pas aussi à l’aise avec les caméras qu’avec les fourneaux, fait savoir son fils, qui souligne par ailleurs que l’expérience de coécriture les a énormément rapprochés l’un de l’autre. Suffisamment pour avoir trouvé la recette du succès : l’ouvrage, sorti plus tôt cet automne, caracole en tête des ventes de plusieurs enseignes et plateformes ; à tel point qu’il est actuellement en réimpression.

Pour l’instant, il n’est offert qu’en langue anglaise, mais le Montréalais table sur d’éventuelles versions en français et en grec. Cette aventure de sauvetage culturel et familial l’a également fortement inspiré, le conduisant à travailler sur la réalisation d’une télésérie mettant en avant des traditions et des cultures au bord de l’extinction, partout dans le monde.

La bonne nouvelle, nous l’avons gardée pour le dessert. La mère de Christos Sourligas a pu être opérée par un spécialiste à Montréal et, à 88 ans, ses mains de cuisinière grecque peuvent tourner les pages de cet ouvrage qui reflète tout le savoir culinaire qu’elle conservait précieusement en son sein. Peut-être, écrit son fils, se prenant à rêver, que quelqu’un mettra la main dessus dans 500 ans et fera revivre l’une de ces délicieuses recettes. De quoi, même, faire vivre de nouveaux termes ; car si le mot « matrimoine » ne figure pas (encore) dans le dictionnaire, ici, il prend plus que jamais son sens.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

My Big Fat Greek Cookbook, signé par le Montréalais Christos Sourligas, rassemble les recettes de sa mère, Evdokia Antginas.

My Big Fat Greek Cookbook, de Christos Sourligas, Skyhorse Publishing, 200 pages.