Les pressions exercées sur les réseaux sociaux en Europe pour restreindre le contenu haineux en ligne mènent au retrait inutile d’un nombre alarmant de messages parfaitement légaux, dénonce une organisation américaine de défense de la liberté d’expression.

Ce qu’il faut savoir

La diffusion de messages haineux sur les réseaux sociaux est devenue une préoccupation importante pour de nombreux gouvernements occidentaux.

Des pays comme l’Allemagne ont notamment légiféré pour contraindre les opérateurs de ces réseaux à retirer rapidement les messages litigieux en prévoyant des amendes importantes.

Une nouvelle étude menée dans trois pays européens suggère que l’approche entraîne le retrait d’un nombre important de messages légaux et peut limiter indûment la liberté d’expression.

Dans une nouvelle étude, les chercheurs de The Future of Free Speech soulignent que plus de 85 % des messages retirés de pages Facebook et de chaînes YouTube populaires en France, en Allemagne et en Suède n’enfreignaient pas les lois en vigueur.

Jacob Mchangama, qui dirige l’organisation rattachée à l’Université Vanderbilt, estime que la situation résulte de l’adoption de mesures de régulation sévères qui prévoient de coûteuses amendes pour les réseaux sociaux relayant des contenus haineux.

Plutôt que de prendre le risque de garder des messages litigieux en ligne en attendant de statuer sur leur légalité, les opérateurs des réseaux sociaux optent pour la prudence et limitent « dangereusement » du même coup la liberté d’expression, dit M. Mchangama.

Les chercheurs, note-t-il, ont choisi d’étudier des pays européens puisque les mesures de régulation en place outre-Atlantique sont sensiblement plus sévères que celles qui prévalent en Amérique du Nord, en particulier aux États-Unis, où les géants de la Silicon Valley disposent d’une large protection juridique relativement aux contenus circulant sur leurs plateformes.

L’Allemagne a notamment adopté une loi en 2018 qui donnait 24 heures aux entreprises du secteur pour retirer tout contenu « manifestement illégal » et jusqu’à sept jours pour les cas moins tranchés. Des amendes de plusieurs millions étaient prévues pour les entreprises réfractaires.

Proportion de messages retirés

Afin d’évaluer l’impact de ce type de mesure sur la liberté d’expression, les chercheurs ont considéré les messages inscrits par des usagers sur une vingtaine de pages Facebook et de comptes YouTube par pays et ont fait le suivi pour voir quel pourcentage était retiré sur une période de deux semaines.

Le pourcentage total de messages retirés en Allemagne a atteint 11,46 % sur YouTube, comparativement à 7,23 % en France et 4,07 % en Suède. Les résultats équivalents pour les pages Facebook étudiées étaient sensiblement plus bas, soit 0,58 %, 1,19 % et 0,46 %.

Les messages retirés ont ensuite été passés en revue par des juristes spécialisés, qui ont considéré les lois en vigueur pour chaque pays avant d’en arriver à la conclusion qu’une proportion très limitée méritait d’être retirée.

La proportion de commentaires illégaux parmi les messages retirés variait de 0,3 % sur les pages Facebook retenues en Allemagne jusqu’à 12,5 % sur les comptes YouTube considérés en France, ont-ils conclu.

Ces chiffres, note M. Mchangama, suggèrent que la stratégie de régulation gouvernementale adoptée par les autorités de plusieurs pays européens ne fonctionne pas.

Il pense qu’une approche plus décentralisée, dans laquelle les usagers disposeraient d’une plus grande latitude pour déterminer quel type de contenu peut leur être présenté, serait mieux avisée.

La situation est rendue encore plus préoccupante, souligne le militant, par le fait que les autorités européennes ont adopté une loi de portée continentale qui impose depuis février 2024 une longue série d’obligations de transparence et de reddition de comptes aux opérateurs de réseaux sociaux.

Elle n’était pas en place durant la période considérée par les chercheurs et risque, selon M. Mchangama, d’amplifier les dérives observées.

Trouver un mécanisme adéquat

Pierre Trudel, spécialiste du droit des technologies de l’information rattaché à l’Université de Montréal, note qu’il n’y a rien de surprenant au fait que nombre de messages légaux sont censurés dans les pays européens soumis à des régulations sévères.

« La règle, c’est qu’on enlève le contenu en cas de doute. Il n’y a pas d’incitatif à maintenir quelque chose en ligne alors qu’il peut y avoir des conséquences importantes pour l’entreprise », dit-il.

M. Trudel pense que la situation actuelle témoigne de la nécessité de mettre en place un « mécanisme plus sophistiqué » permettant à des juges indépendants externes, et non aux entreprises elles-mêmes, de statuer sur la nécessité de retirer ou non un message litigieux.

Une telle initiative nécessiterait des ressources considérables en considérant la quantité de messages à traiter, mais « il faut se donner les moyens nécessaires » pour y parvenir de manière à freiner les discours haineux en ligne sans porter atteinte abusivement à la liberté d’expression.

« Si l’on dit que ça coûte trop cher de protéger les droits fondamentaux, on devrait arrêter de parler de droits fondamentaux », ironise-t-il.

L’idée de laisser les utilisateurs des réseaux sociaux jouer un rôle plus important dans la nature du contenu à modérer ne tient pas la route, ajoute le professeur, puisque les lois en place pour contrer le racisme, le sexisme ou l’homophobie ne s’appliquent pas selon la volonté des individus.

La quantité réelle de messages haineux circulant en ligne ne change rien par rapport à la problématique et à la nécessité de trouver un mécanisme de régulation fonctionnel, ajoute-t-il.

« On parle ici de bloquer du contenu repoussant pour la grande majorité de la population », ajoute le professeur.

M. Mchangama pense que les gouvernements de pays démocratiques doivent « apprendre à vivre » avec les nouvelles technologies de communication et résister à la tentation de légiférer pour encadrer trop étroitement leur comportement.

Dans le cas contraire, ils « risquent d’amener la démocratie dans une direction incompatible avec ses principes fondateurs », prévient-il.