L’humoriste Shyam Rangeela, 29 ans, a décidé de jouer le tout pour le tout. Au début de mai, avec la bénédiction de ses parents, de ses grands-parents et des aînés de son village, il a fait le voyage de son Rajasthan natal pour mettre le cap sur Varanasi.

Pas pour visiter le haut lieu de l’hindouisme, mais pour se présenter contre le premier ministre sortant. « Je ne le fais pas pour l’emporter contre Narendra Modi, mais pour montrer à tout le monde comment fonctionne la politique en Inde aujourd’hui. Et c’est une farce ! », m’a-t-il dit au téléphone à la mi-mai, en hindi. Un de ses amis a été appelé en renfort pour traduire l’entretien.

Shyam Rangeela venait tout juste d’apprendre que sa candidature, soumise la veille de notre entretien, a été rejetée par les autorités après avoir d’abord été acceptée de peine et de misère. On l’a fait patienter pendant de longues heures dans une chaleur torride avant qu’il puisse déposer les documents nécessaires. On lui a ensuite dit que la candidature était irrecevable parce qu’il n’a pas prêté serment. Il affirme qu’on ne lui en a jamais donné l’occasion.

L’humoriste a documenté ses déboires sur les réseaux sociaux où il est suivi par plus d’un million de personnes. Des journaux en ont tiré des caricatures montrant Narendra Modi en train de lui couper le micro.

Il s’y attendait. C’est justement parce qu’on lui a coupé le micro dans le passé que le jeune homme s’est lancé en politique. « À une époque, j’étais un grand admirateur de Narendra Modi qui était très présent sur les réseaux sociaux. Mais j’ai changé mon point de vue après avoir été victime de censure », dit-il.

En 2017, le jeune homme a participé à une émission de téléréalité, The Great Indian Laughter Challenge. Son numéro, au cours duquel il a imité le premier ministre et son principal opposant, Rahul Gandhi, a reçu une rare ovation debout d’un des juges et les applaudissements nourris de la foule. Néanmoins, il n’a jamais été télédiffusé.

Cependant, l’extrait a fait l’objet d’une fuite sur les réseaux sociaux et est devenu viral. Shyam Rangeela est depuis une célébrité en ligne, mais reste boudé par la télévision, largement contrôlée par le premier ministre et ses alliés.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE X DE SHYAM RANGEELA

Shyam Rangeela

Narendra Modi veut absolument tout contrôler, y compris la commission électorale. Il ne permet à personne de lui tenir tête.

Shyam Rangeela, humoriste dont la candidature aux élections a été rejetée

Le jeune homme promet de continuer à mettre en lumière sur les réseaux sociaux les dangers auxquels fait actuellement face la démocratie indienne.

Shyam Rangeela, qui voulait se présenter comme candidat indépendant, n’est lié à aucun parti politique, mais la critique qu’il formule est répétée par 28 partis de l’opposition qui se sont associés sous l’ombrelle de l’Alliance inclusive indienne du développement national, ou INDIA.

Ensemble, ces formations politiques dénoncent la mainmise de Narendra Modi et de son parti, le Bharatiya Janata Party (BJP), sur les grands piliers de la démocratie indienne que sont la liberté de la presse, la commission électorale et l’indépendance du système judiciaire.

PHOTO IDREES MOHAMMED, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des partisans du Parti du Congrès brandissent le symbole de la formation politique, lors d’un évènement tenu par le candidat Mansoor Ali Khan à Bangalore, le 3 avril.

« C’est une bataille pour l’âme de l’Inde », dit Shashi Tharoor, un des politiciens les plus en vue du pays. Ancien diplomate qui a brigué le poste de secrétaire général des Nations unies en 2007, le politicien est député de Trivandrum, la capitale du Kerala, depuis 2009. Il est l’un des porte-étendard du Parti du Congrès, associé à la dynastie Nehru-Gandhi et ancien parti du pouvoir.

PHOTO MONEY SHARMA, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Shashi Tharoor, du Parti du Congrès, est député de Trivandrum, la capitale du Kerala.

Depuis que l’Inde est indépendante et que nous avons une Constitution, toutes les castes, toutes les religions et tous les États sont sur un pied d’égalité devant la loi, et c’est mis au défi par le principe d’Hindutva [identité hindoue] que promeuvent Narendra Modi et son parti. C’est une menace à l’harmonie sociale indienne.

Shashi Tharoor, membre du Parti du Congrès et député de Trivandrum, capitale du Kerala

Shashi Tharoor fait campagne dans tout le pays après que ses électeurs ont déjà enregistré leur vote. Au Kerala, dans la pointe sud du pays, le BJP de Narendra Modi est un parti marginal, mais a néanmoins gagné du terrain.

Comme le jeune humoriste, M. Tharoor dénonce l’intimidation dont sont victimes les points de vue dissidents dans le pays, en utilisant tantôt la police, tantôt les cours ou les autorités fiscales. « J’en ai été la cible moi-même. Il y a 13 procédures judiciaires contre moi, mais je continue d’avancer sans peur », affirme-t-il fièrement. Pourtant, une des accusations retenues contre lui n’est pas légère. On l’a accusé d’avoir incité sa troisième femme à se suicider ! Il a été acquitté, mais la cause est portée en appel et il compte bien utiliser chaque minute de liberté pour continuer à faire de l’ombre au premier ministre sortant, espérant l’empêcher d’obtenir un autre gouvernement majoritaire.

Ratanjit Prata Narain Singh, qui espère obtenir un siège à la Chambre haute du Parlement indien, le Rajya Sabha, est d’un tout autre avis. Cet ancien ministre ayant pris part à plusieurs gouvernements dirigés par le Parti du Congrès a quitté son ancien parti en 2022 pour se rallier au BJP de Narendra Modi. « Le parti qui a longtemps été au pouvoir avait surtout une idéologie qui prétendait servir le bien-être de la population, mais qui, en réalité, servait surtout quelques leaders », dit-il, convaincu que Narendra Modi et le BJP, eux, sont réellement au service de l’Inde et des Indiens.

PHOTO MAHESH KUMAR A., ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Des partisans du BJP exhibent des portraits de Narendra Modi, lors d’un rassemblement électoral à Hyderabad, le 10 mai.

Il donne en guise d’exemple la croissance économique rapide du pays au cours des 10 dernières années, les grands investissements en infrastructure et en technologie. « L’Inde sera la troisième économie mondiale d’ici la fin du prochain mandat », dit-il, rejetant d’un revers de main les accusations de discrimination à l’égard des minorités du pays.

Le BJP met de l’avant un nationalisme indien, pas hindou.

Ratanjit Prata Narain Singh, membre du BJP

Il était près de 23 h en Inde quand nous nous sommes entretenus au téléphone. Il rentrait d’une journée de campagne éreintante en Uttar Pradesh, un État clé des élections avec une population de 242 millions. C’est d’ailleurs dans cet État que le premier ministre Modi a inauguré en grande pompe, en janvier, le nouveau temple hindou en l’honneur du dieu Ram. Ce temple controversé a été érigé sur le site d’une ancienne mosquée détruite par des extrémistes hindous lors d’émeutes meurtrières.

PHOTO ATUL LOKE, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Le nouveau temple hindou en l’honneur du dieu Ram, lors de son inauguration, le 22 janvier

Selon M. Singh, Narendra Modi personnifie une Inde en pleine ascension, lui qui vendait du thé dans les gares quand il était enfant et qui a réussi à arriver au sommet de l’État. Sans appartenir à une dynastie politique. « Aujourd’hui, c’est comme si le premier ministre était candidat pour chacun des sièges du Parlement, le Lok Sabha », affirme-t-il.

Cette dominance et cette personnification à outrance du pouvoir sont précisément ce que dénonce l’opposition. « Ma grande chance, dit Shyam Rangeela, est que même en n’étant pas candidat, je peux continuer à faire campagne sur les réseaux sociaux. » Ce terrain que Modi a beaucoup investi est difficile à censurer, dit l’imitateur du premier ministre. « Je vais le combattre avec ses propres armes. » Et en utilisant sa voix et ses mimiques.

L’Inde en bref

Population de l’Inde : 1,4 milliard. 725 millions d’hommes. 683 millions de femmes.

5e économie mondiale, derrière les États-Unis, la Chine, l’Allemagne et le Japon

Une croissance économique inégalée

Produit intérieur brut par personne

2014, à l’arrivée de Narendra Modi : 5000 $ US

2022 : 7000 $ US, soit une augmentation de 40 %

Prévision de croissance économique en 2024 : 7,8 %

Un pays multiconfessionnel

Hindous : 80 %

Musulmans : 14 %

Chrétiens : 2 %

Sikhs : 1,7 %

Âge moyen de la population

Inde : 29,8 ans

Canada : 42,6 ans

Chine : 40,2 ans

Des États clés, des États géants

Uttar Pradesh, population : 241 millions

Cet État, le plus populeux de l’Inde, est dans la ceinture hindoue du pays. Avec 80 sièges, c’est l’État clé par excellence.

Gujarat, population : 60 millions

C’est là que Narendra Modi a amorcé sa carrière. Le BJP y domine, mais fait face à des manifestations.

Tamil Nadu (72 M), Karnataka (64 M) et Kerala (35 M), population totale : 171 millions

Ces États du Sud (plus diversifié que le nord du pays) donnent du fil à retordre au parti de Narendra Modi, le BJP.

Cachemire, population 8 millions

C’est la première élection dans cet état majoritairement musulman depuis qu’il a perdu son statut spécial. Le parti de Narendra Modi n’y a pas présenté de candidats.