Ce jeudi soir, en Alabama, un homme devrait être exécuté pour la première fois par suffocation avec de l’azote, une technique dénoncée par les Nations unies. Or, le masque qui sera utilisé lors de cette intervention sans précédent est produit par une entreprise américaine qui est la propriété de gens d’affaires du Québec et de Toronto, aux dires d’une ONG.

Selon une enquête de l’organisme américain Worth Rises, qui vise à démanteler l’industrie de l’incarcération aux États-Unis et cible les entreprises qui profitent de ses activités, Allegro Industries, société établie en Caroline du Sud, fabrique le masque controversé qui servira à diffuser le gaz qui asphyxiera le condamné, Kenneth Eugene Smith, ce jeudi soir.

Or, une société dont le siège social est à Pointe-Claire, Walter Technologies pour surfaces, est propriétaire d’Allegro Industries depuis 2022. Et l’ultime propriétaire de Walter Technologies est une plateforme d’investissement d’Onex Corporation, une firme bien connue de Toronto qui est inscrite en Bourse et contrôlée par l’homme d’affaires Gerry Schwartz. Onex possède entre autres le transporteur aérien WestJet Airlines.

L’organisation Worth Rises a envoyé des milliers de courriels aux gestionnaires des entreprises liées à Allegro Industries depuis le 19 janvier pour leur demander d’interdire que leurs masques soient utilisés lors de cette mise à mort.

« [Les entreprises] Walter Technologies pour surfaces et Allegro Industries sont dédiées à la sécurité, mais après [ce] jeudi, elles seront connues pour autre chose : la mort. L’Alabama compte utiliser les masques respiratoires d’Allegro dans sa première exécution à l’azote le 25 janvier. Tirer profit de cet évènement soulève des enjeux moraux et éthiques sérieux », peut-on lire dans la missive adressée à Todd McGee, Mark Wilcox, Michael Lay et Wole James, tous des dirigeants des entreprises visées.

Worth Rises n’a reçu aucune réponse. « Nous avons partagé l’information. Ils ont reçu 3000 courriels chacun, mais nous n’avons rien reçu de leur part. Ils peuvent tous appeler en Alabama et dire : retenez nos masques ! Ils peuvent mettre leur poids dans la balance comme l’ont fait d’autres entreprises », m’a dit mardi Dana Floberg, directrice des campagnes corporatives de Worth Rises.

J’ai moi aussi passé la journée de mardi à tenter de joindre les dirigeants canadiens et américains des entreprises citées. J’ai eu à peine plus de chance que Worth Rises.

Au siège social québécois de Walter Technologies, un gestionnaire des ressources humaines qui a répondu à mon téléphone s’est exclamé : « Ah oui, c’est à notre compagnie, le produit ! », quand je lui ai demandé de me mettre en lien avec le président de l’entreprise, Marc-André Aubé, pour parler du masque et de l’exécution.

Quelques heures plus tard, un employé du service à la clientèle m’a dit que Walter Technologies ne ferait pas de commentaires, en me remerciant pour mes nombreux appels. Pas de négation de l’information reçue, pas de « appelez Untel dans telle compagnie, il est responsable du dossier ». Juste pas un mot.

Pourtant, c’est la fin de vie d’un homme qui est en jeu. Une fin de vie que plusieurs craignent insoutenablement douloureuse, notamment si le masque utilisé n’est pas complètement étanche.

Kenneth Eugene Smith est derrière les barreaux depuis 35 ans. À son procès, le jury l’a condamné à la prison à perpétuité pour avoir tué la femme d’un pasteur infidèle, commanditaire du crime. Le juge a infirmé la sentence et imposé la peine capitale.

PHOTO FOURNIE PAR LE DÉPARTEMENT DE L’ADMINISTRATION PÉNITENTIAIRE DE L’ALABAMA, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Le condamné, Kenneth Eugene Smith

M. Smith devait être exécuté en novembre 2022 par injection létale, mais l’exécution a été abandonnée après deux heures de tentatives infructueuses pour trouver une veine pour installer l’intraveineuse. Il a été la deuxième personne à connaître une exécution par injection ratée.

L’Alabama a décidé de récidiver en utilisant une autre méthode, celle à l’azote gazeux, jamais testée sur un être humain. L’opposition ne s’est pas fait attendre. Notamment le bureau du Haut-Commissaire des Nations unies pour les droits de l’Homme, Volker Türk.

Prévenu de l’exécution imminente, le Haut-Commissaire a estimé qu’elle pourrait être assimilée à de la torture ou à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.

En d’autres termes, M. Türk estime que la nouvelle méthode viole le droit international et un traité auquel les États-Unis sont assujettis. La Cour suprême de l’Alabama, elle, ne voit pas de problème et a donné son feu vert. Au niveau judiciaire, il ne reste que des recours de dernière minute pour mettre un frein à l’exécution.

On pourrait être cynique et se dire que dans les circonstances, les démarches de Worth Rises sont vaines. Qu’un fournisseur qui se désisterait laisserait sa place à un autre. Ce serait, selon moi, une erreur.

« L’industrie pharmaceutique a pris position sur la peine de mort il y a longtemps et interdit que ses produits soient utilisés dans des injections létales », note Worth Rises dans la missive envoyée aux entreprises qui seraient liées à la fabrication du masque contesté. « C’est pour cette raison que les drogues sont difficiles à acquérir et que des États comme l’Alabama cherchent de nouvelles manières de tuer des gens. »

D’ailleurs, Worth Rises, qui travaille main dans la main avec ACLU, un géant des droits civiques aux États-Unis, a réussi à convaincre deux entreprises, Air Liquide et FDR Safety, de mettre fin à leur collaboration avec l’Alabama en amont de cette exécution.

C’est à la fois une question d’éthique et de réputation. Et c’est encore plus saillant pour des entreprises qui opèrent au Canada, pays où la peine de mort a été abolie en 1976.

Qui a envie d’être associé à de la torture directement ou par la bande ? Qui a envie d’avoir du sang sur les mains ? Si les entreprises n’ont pas le pouvoir de changer les lois de l’Alabama, elles peuvent au moins refuser d’être complices.

Avec Francis Vailles, La Presse