Plein de gens se sont réjouis de la décision de mardi, qui interdit à Donald Trump de se présenter à l’élection de 2024.

Ce n’est pas mon cas. Premièrement pour des raisons politiques : s’il fallait que le candidat numéro 1 du Parti républicain, en tête dans les sondages nationaux de surcroît, soit rayé des listes électorales par une décision judiciaire avant même le début des primaires, les conséquences pourraient être cataclysmiques. Ce serait vu par plusieurs comme une usurpation du pouvoir politique par le judiciaire, non sans raison.

Deuxièmement, pour des raisons juridiques : je suis convaincu par les arguments des trois juges dissidents plutôt que par ceux des quatre de la majorité de la Cour suprême de l’État du Colorado.

Le politique et le judiciaire se mêlent ici aux confins du droit constitutionnel. Là où le terrain est mou et mouvant…

L’argument central des citoyens ayant demandé le bannissement électoral de Trump repose sur le quatorzième amendement de la Constitution des États-Unis.

L’article 3 de cet « amendement », ajouté en 1868, visait à exclure des fonctions politiques les politiciens ayant participé à la Sécession. Les traîtres à la république devaient être écartés du pouvoir. Une personne ayant prêté serment de « soutenir » la Constitution, pour ensuite participer à une « insurrection ou rébellion », s’était forcément disqualifiée pour toujours.

Donald Trump a-t-il participé à une « insurrection » ? Si oui, quelle est la recette pour exclure un candidat insurrectionnel ?

La Cour devait répondre très rapidement à ces questions et à plusieurs autres ; les primaires commencent en janvier au New Hampshire et la date limite pour inscrire un nom sur le bulletin au Colorado est le 4 janvier.

La majorité de la Cour suprême de l’État a signé une décision de 133 pages pour conclure que oui, Donald Trump a bel et bien participé à une insurrection.

Le problème n’est évidemment pas là : Trump a multiplié les manœuvres pour empêcher la transition paisible du pouvoir. C’est un fait sans précédent dans l’histoire américaine : tous les perdants avant lui ont accepté la défaite.

Un mois après sa défaite, il écrivait que la victoire de Joe Biden était mathématiquement impossible. Il a donné rendez-vous à ses partisans le 6 janvier pour une manifestation. Et les a envoyés marcher sur le Capitole, dans le but avoué d’empêcher la certification du vote. On connaît la suite violente.

On peut dire que l’insurrection continue : il nie toujours le résultat.

Pas besoin de sang versé ni d’avoir des chances de renverser véritablement le gouvernement, ni même d’arriver à une vraie rébellion. La tentative de blocage du transfert de pouvoir est un acte insurrectionnel, tout comme le harcèlement documenté des travailleurs électoraux – dont certains viennent de faire condamner Rudy Giuliani à 148 millions en dommages-intérêts pour diffamation.

On peut donc prouver la participation de Trump à une insurrection – incitation, complicité et tentative.

Mais jusqu’à maintenant, aucune cour de justice ne lui a fait de procès pour ces actes insurrectionnels – certains doivent commencer l’an prochain.

Il est vrai que la Constitution ne définit pas ce qu’est une insurrection ni le degré de preuve ou la procédure pour déclarer un candidat insurrectionnel.

Mais il me semble, comme disent les juges minoritaires, qu’une décision aussi lourde de conséquences pour le pays doit être prise au terme d’un processus clair et équitable, où le candidat peut se défendre adéquatement, avec les règles de preuve d’une cour criminelle.

Quand Trump sera déclaré coupable des crimes entourant l’élection en Géorgie, ou de ceux concernant le 6 janvier 2021, on pourra officiellement le déclarer insurrectionnel. On n’en est pas là.

Le retirer des bulletins de vote « risque de créer le chaos dans notre pays », écrit le juge dissident Carlos Samour (nommé par un gouverneur démocrate, en passant). Aucune loi n’a été adoptée pour encadrer ce pouvoir d’exclure un candidat. On ne peut pas inventer une procédure à la va-vite, et rendre une décision aussi importante sur le coin de la table.

Bien sûr qu’un acte « horrible » comme l’insurrection peut entraîner la disqualification. Mais pas sans une procédure équitable. Le processus ici est « imprudent » et sans balises.

Autrement, dans l’état actuel des choses, la cour se trouve à prendre une décision qui devrait revenir aux électeurs, et cette censure politique prématurée ne ferait que discréditer la justice américaine.

L’affaire se rendra assurément en Cour suprême des États-Unis – car des initiatives semblables de disqualification peuvent surgir dans tous les États.

Je serais très étonné que cette décision soit maintenue.

Tant qu’il n’a pas été déclaré coupable, c’est aux électeurs de rayer Trump, pas aux tribunaux.

Même si, j’en conviens, il est absurde qu’un candidat aussi hostile à toutes les valeurs fondamentales de la Constitution américaine n’ait pas encore été éjecté par son parti ou par l’électorat…