Après quatre années en zone de guerre, les habitants de Brooklyn se sont déplacés en groupe pour aller prendre un verre à Boston.

Vous aurez compris qu’on ne parle pas ici des villes américaines, mais bien de deux secteurs aux noms évocateurs de Cité-Soleil, le plus grand bidonville d’Haïti, situé dans la grande région métropolitaine de Port-au-Prince, la capitale.

La nouvelle a de quoi surprendre. Tous les indicateurs sont au rouge depuis des mois pour la population de Cité Soleil. Depuis que des gangs armés s’y font la guerre, les morts se comptent par centaines, les enlèvements aussi.

Il y a six mois, les Nations unies ont sonné l’alarme, y craignant une famine généralisée.

Mais voilà, on apprend que les fusils se sont soudainement tus. Que selon toute vraisemblance, une entente a eu lieu mercredi dernier entre les leaders du G9 et du « groupe de Gabriel » qui se tiraient dessus depuis 2019, retenant en otage la population locale et une des routes incontournables du pays. Les civils, même s’ils sont incertains de la solidité de cette trêve, soufflent enfin un peu.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Le journaliste Étienne Côté-Paluck est à l’origine de l’infolettre hebdomadaire en français de Dèyè mòn enfo, qui porte sur l’actualité haïtienne.

Je n’ai pas lu cette nouvelle dans le New York Times ou sur le site du Guardian, mais dans l’infolettre hebdomadaire en français de Dèyè mòn enfo, un collectif médiatique composé du journaliste québécois Étienne Côté-Paluck et d’une équipe de huit photoreporters haïtiens.

Lisez la plus récente infolettre de Dèyè mòn enfo

Armés de téléphones intelligents, ces hommes de terrain, formés par le journaliste d’expérience, documentent l’actualité dans les quartiers où ils vivent, où ils travaillent.

PHOTO FOURNIE PAR ÉTIENNE CÔTÉ-PALUCK

Une partie de l’équipe de Dèyè mòn enfo à Port-au-Prince : Andoo Lafond, Wilner Laguerre, Jean Elie Fortiné, Francillon Laguerre, Jean-Paul Saint-Fleur et Étienne Côté-Paluck

« Mes collaborateurs sont des gens de la rue, qui savent ce qu’il se passe dans le pays. Ils sont street smart », dit Étienne Côté-Paluck, qui vit habituellement à Jacmel, sur la côte sud de la perle des Antilles, mais avec qui j’ai pu dîner cette semaine dans un café haïtien de Montréal, le Shandmas. (Avis aux intéressés : la chèvre en sauce y est aussi délicieuse que le bœuf légumes !)

Retournons à l’infolettre. Dans la même édition – la 13e –, en plus de voir une lueur d’espoir à Cité Soleil, on assiste au lancement à Jacmel du disque de Darline Desca, la plus grande star du pays, et on prend une bouchée de la fête de la Saint-Jean-Baptiste à Trou-du-Nord. On apprend aussi que la monnaie locale, la gourde, se stabilise et reprend même du poil de la bête.

On est loin du pays à feu et à sang décrit dans les grands médias. On lit le tout avec le sentiment d’avoir arraché subitement des œillères qu’ont fait pousser des années de couverture unidimensionnelle d’Haïti. Une couverture essentielle, qui documente les malheurs du pays, mais qui oblitère trop souvent le reste.

L’équipe de Dèyè mòn enfo, qui publie aussi des nouvelles en créole sur les réseaux sociaux, se défend bien cependant de porter des lunettes roses. On retrouve aussi dans l’infolettre une revue de presse qui fait le tour des nouvelles du pays. On y parle d’insécurité, de kidnappings, de violation des droits de la personne et de problèmes de gouvernance. « Mon modèle, c’est le Voir de Montréal, dans lequel on pouvait retrouver un sujet culturel en une, mais où les sujets sérieux étaient aussi abordés », note Étienne Côté-Paluck.

Cette approche est aussi à l’image de ce journaliste d’exception, qui a couvert la musique pour plusieurs publications, dont La Presse, avant de se lancer dans le journalisme social et politique, en plus d’être DJ à ses heures.

Je suis depuis le tout début le parcours journalistique d’Étienne Côté-Paluck en Haïti, un pays qu’il a commencé à fréquenter dès l’enfance, accompagnant sa mère qui y avait des amis proches. « Mais ma vraie histoire d’amour a commencé en 2004, quand j’ai commencé à me rendre au festival des films de Jacmel », dit-il.

Au fil des ans et des voyages, il a appris le créole. Lors de notre entrevue au restaurant Shandmas, une des clientes d’origine haïtienne est restée bouche bée après avoir constaté sa maîtrise de la langue.

Fort de sa connaissance du pays, Étienne Côté-Paluck n’a pas perdu une minute en janvier 2010 quand il a appris qu’un terrible séisme avait ravagé son Haïti adoré.

Cherchant un moyen de s’y rendre rapidement, il m’avait appelée ce jour-là. Quelques heures plus tard, il était dans un avion plein de journalistes, non pas avec l’intention d’y faire un voyage aller-retour, mais plutôt avec l’idée de s’y installer durablement.

Depuis, il a construit sa maison à Jacmel, a écrit des dizaines d’articles, collaboré à des émissions de radio et de télévision et a été le fixeur, soit l’interprète et coordonnateur de reportages, de nombreux journalistes et documentaristes de passage.

C’est le réseau de collaborateurs qu’il a mis sur pied au cours des ans pour faire son travail qui est aujourd’hui la colonne vertébrale de Dèyè mòn enfo. « Ça fait du bien d’écrire l’infolettre toutes les semaines. Il y a tellement de nouvelles en Haïti depuis quelques années, que ça donne le tournis ! », dit-il.

Pour le moment, il finance lui-même ce média nouveau genre, lancé il y a tout juste trois mois. En puisant dans ses économies. « Plein de gens me disent qu’ils veulent aider Haïti et ils ne savent pas comment. Bien, abonnez-vous à l’infolettre et il y a des gens qui vont manger, d’autres qui vont pouvoir envoyer leur mère à l’hôpital », note le journaliste.

Et surtout, vous ne verrez plus jamais Haïti de la même façon.