Les défenseurs de la Charte des valeurs québécoises citent souvent l'exemple de la France. Mais quelques autres pays européens ont tenté d'imposer la neutralité de l'État en restreignant les signes religieux. Parfois de façon chaotique et désordonnée, comme en Belgique. Les États-Unis s'écartent quant à eux de la voie préconisée par le Parti québécois, témoignent nos correspondants à Paris et à New York.

Le modèle belge : neutralité à la carte

Quand le conseil municipal de Gand a interdit le port de signes religieux aux employés qui travaillent directement avec le public, Siham Benmammar agissait à titre de conseillère en emploi auprès d'immigrants établis dans cette grande ville de la Belgique.

Ses clientes musulmanes ont immédiatement déduit que les portes de la fonction publique municipale se fermaient devant elles. «Je leur apportais des formulaires d'embauche, et elles ne voulaient même pas les remplir, elles étaient convaincues que leur candidature serait rejetée», se souvient Siham Benmammar, une jeune femme d'origine belgo-algérienne qui laisse ses cheveux découverts.

Votée en 2007, cette politique n'a pas eu d'effet dévastateur immédiat. Les rares employées portant le foulard ont été replacées dans des fonctions «invisibles» au public.

Mais le message est passé : les crèches, les écoles et les services municipaux n'étaient plus ouverts aux têtes en hijab.

Six ans plus tard, les verts et les socialistes ont repris le contrôle du conseil municipal. Et le Forum des minorités, où travaille aujourd'hui Siham Benmammar, a décidé d'en profiter pour rétablir la liberté vestimentaire chez les fonctionnaires municipaux de Gand.

En Belgique, les partis de gauche favorisent traditionnellement ce libre choix. Mais le débat sur les signes religieux est un terrain politiquement miné. «Nous avons voulu vérifier s'ils étaient prêts à passer des paroles aux actes», confie Naïma Charkaoui, directrice du Forum des minorités.

Pour forcer le vote, l'organisme a cherché l'appui de la population. «J'ai déposé notre pétition dans des boulangeries sikhes, des pizzerias turques, des commerces tenus par des athées. En trois semaines, nous avons recueilli 10 000 signatures», dit Siham Benmammar.

Le débat a eu lieu en mai. Il a été houleux. Mais le règlement anti-signes religieux a été aboli.

Dominos

Depuis le milieu des années 2 000, les restrictions contre les signes religieux se multiplient en Belgique. «Nous avions l'impression que les dominos tombaient les uns après les autres. À Gand, pour la première fois, le mouvement s'est inversé», se réjouit Naïma Charkaoui.

Mais ce renversement ne fait pas que des heureux. «C'était un jour sombre, déplore Stijn Dauwe, porte-parole de l'opposition libérale-démocrate à Gand. Un recul sur une révolution commencée il y a 100 ans.»

«C'était une erreur de faire marche arrière», opine Pierre Galand, président du Centre d'action laïque, qui prône la neutralité pure et dure dans tous les emplois publics.

Mais pour Patrick Charlier, codirecteur du Centre belge pour l'égalité des chances et la lutte contre le racisme, la décision de Gand a une grande portée symbolique. «Ça montre que ce choix, celui d'une neutralité inclusive, est possible.»

Un patchwork

En matière de signes religieux, «le modèle belge n'existe pas, ce n'est qu'une série de coïncidences», dit Frank Philips, attaché politique du maire de Gand, Daniel Termont.

Des coïncidences, peut-être pas, mais une construction bancale qui s'est érigée à coups de décisions adoptées par les écoles, par les communes et aussi, depuis peu, par les entreprises privées.

Anvers, Bruxelles et Gand ont dit non aux signes religieux au nom de la neutralité de l'État. Le maire d'Anvers, Bart de Wever, a d'ailleurs causé un tollé l'hiver dernier, en affirmant que les t-shirts ornés d'un arc-en-ciel, symbole de la défense des droits des homosexuels, n'avaient pas non plus droit de cité chez ses employés. Comme quoi la neutralité de la ville n'est pas uniquement religieuse.

Le gouvernement de la Flandre a interdit les signes religieux dans toutes ses écoles. Côté wallon, la décision appartient aux écoles, qui ont majoritairement interdit les signes religieux. Mais des écoles privées confessionnelles, subventionnées par l'État, sont apparues en réponse à cette prohibition, ce qui ouvre la porte à ghettoïsation, craint la juriste belge Isabelle Rorive.

Autres exemples de ces politiques disparates : un centre local de distribution de l'aide sociale à Bruxelles a récemment interdit à ses femmes de ménage de se présenter au bureau avec leur foulard. Des hôpitaux ont intégré le hijab dans leur uniforme, d'autres le remplacent par un bonnet, d'autres l'interdisent.

La Belgique gagnerait à adopter une vision plus uniforme, estime Patrick Charlier. Et ce, d'autant plus que la vague d'interdictions à la carte est en train de s'étendre au secteur privé.

«Contamination»

Elle s'appelle Joyce Van Op Den Bosch, un nom qui ne fait pas automatiquement penser à l'islam. Cette Belge convertie a été renvoyée par un magasin Hema, à Tongres, parce qu'elle refusait d'enlever son hijab au travail.

Cette chaîne de grands magasins néerlandaise propose pourtant un modèle de foulard islamique compatible avec son uniforme de travail. Mais ça ne faisait pas le bonheur d'un client, qui a refusé d'être servi par une «Marocaine ». Sous la pression, la vendeuse a été congédiée.

En janvier, un tribunal a jugé ce licenciement illégal, parce que les magasins Hema n'avaient pas de règlement interne pour soutenir leur décision. L'entreprise s'est immédiatement attelée à la rédaction d'un tel règlement. D'autres ont compris le message. Depuis l'affaire Hema, de telles initiatives se multiplient partout en Belgique.

Même si théoriquement ces règlements internes visent tous les signes religieux, en pratique, leur cible, c'est le hijab. Et les plaintes traitées par le Centre pour l'égalité des chances tournent toutes autour du foulard.

Il y a ce centre de sport qui refusait des clientes en hijab. Ce propriétaire qui a prié sa locataire de retirer son foulard, pour ne pas indisposer ses voisins. Un rapport d'Amnistie internationale signale que des agences d'intérim, des entreprises de nettoyage, des banques et des centres d'appel restreignent aussi le port du hijab.

«Les gens interprètent les restrictions imposées dans le secteur public comme un rejet de l'islam», analyse Patrick Charlier, selon qui cette extension au secteur privé est irrecevable.

La juriste Isabelle Rorive évoque un sentiment «d'impunité» chez certains patrons, nourri par une série de politiques publiques.

«Quand l'État impose une restriction, ça contribue à créer une ambiance. Chaque mesure d'exclusion apparaît comme légitime», résume Naïma Charkaoui.

En faisant marche arrière, la ville de Gand a envoyé précisément le message inverse.

Le modèle new-yorkais : aux antipodes de la charte

Le samedi 21 septembre, vers 20h15, Prabhjot Singh marchait avec un ami le long de la 110e Rue, qui délimite la frontière entre Central Park et Harlem, à Manhattan. Tout juste avant d'être attaqué par une bande de jeunes, il a entendu les mots «terroriste», «Oussama» et «attrape-le».

Après qu'un des jeunes lui eut tiré la barbe, le professeur à l'Université Columbia et médecin à l'hôpital Mount Sinai s'est mis à courir. Mais le sikh de 31 ans a vite été rattrapé par les membres de la bande, qui chevauchaient des vélos. Ceux-ci l'ont roué de coups de poing et de pied, dont l'un lui a fracturé la mâchoire, avant de s'enfuir à l'approche de bons samaritains.

«Notre turban et notre barbe sont un déclencheur de peur chez plusieurs Américains», a déploré Prabhjot Singh, auteur d'articles sur la violence dirigée contre ses coreligionnaires américains depuis le 11 septembre 2001, lors d'une conférence de presse tenue deux jours après l'assaut dont il a été victime.

L'affaire aurait pu en rester là. Mais des élus new-yorkais s'en sont emparés pour relancer une campagne qui se situe aux antipodes du projet d'une charte des valeurs québécoises.

«Notre ville doit se débarrasser des derniers vestiges de politiques discriminatoires qui font des sikhs des citoyens de deuxième classe. Un pas géant dans cette direction serait de changer les règles de la police de New York afin de permettre aux sikhs de servir comme officiers avec leurs turbans et leurs barbes», a écrit John Liu, contrôleur des finances de New York, dans une lettre adressée au maire de la ville, Michael Bloomberg, le 23 septembre.

David Weprin, député de Queens à l'Assemblée de l'État de New York, appuie cette demande, et en rajoute. Il y a un an, ce juif orthodoxe a parrainé un projet de loi destiné à garantir le droit de tous les New-Yorkais, y compris les policiers, les pompiers et les employés des transports publics, de porter au travail des signes religieux ostentatoires, que ce soit le turban, la barbe, le hijab ou la kippa.

Adopté par l'Assemblée de New York en juin dernier, le projet de loi sera examiné par le Sénat de l'État au début de 2014. Son parrain y voit une façon de promouvoir la «compréhension et la tolérance». «Nous devons nous assurer que les gens voient des personnes de tous les groupes ethniques, religieux et raciaux dans des rôles de pompiers, d'employés de la MTA [Autorité métropolitaine de transports] et de policiers», a déclaré David Weprin au moment de déposer son projet de loi.

Il va sans dire que le député démocrate ne croit pas à la laïcité à la française ou à la québécoise.

«Pas du tout!», a-t-il lancé lors d'un entretien téléphonique avec La Presse. «Nous avons la séparation de l'Église et de l'État, nous avons la liberté de religion. Personne ne devrait être obligé d'observer une religion en particulier, mais en même temps, personne ne devrait être empêché de pratiquer sa religion à sa façon. Pour moi, c'est l'essence même de la démocratie et de ce que les États-Unis représentent.»

Ces principes trouvent écho dans l'article VII de la Loi sur les droits civiques de 1964, qui interdit la discrimination religieuse en milieu de travail. Ils sous-tendent également les directives émises en 1997 par le président Bill Clinton sur l'expression et l'exercice religieux dans la fonction publique fédérale. Le document autorise notamment les employés du secteur public à porter des signes religieux ostentatoires, tant que ceux-ci n'entravent pas «indûment» l'exercice de leurs fonctions.

À New York, la police s'appuie sur cette condition pour interdire les turbans et les barbes des sikhs. Cependant, depuis mai 2012, ces signes religieux sont acceptés au sein de la police de Washington, dont la chef, Cathy Lanier, a évoqué le principe de l'égalité entre les hommes et les femmes en annonçant le changement.

«Je dois me rappeler parfois que durant ma vie, les femmes n'étaient pas autorisées à rouler dans des auto-patrouilles avec les hommes, et maintenant je suis la chef», a-t-elle dit.

La ville de New York, de son côté, a déjà compté des chauffeuses de bus publics coiffées du hijab, mais pas encore de policières. Ce n'est cependant peut-être qu'une question de temps avant que cela ne se produise. En septembre 2012, Ayat Masoud, née à Brooklyn de parents palestiniens, est devenue la première musulmane à porter le foulard avec l'uniforme de la police auxiliaire du NYPD.

Un an plus tard, cette étudiante en droit, âgée de 24 ans, s'étonne encore de l'accueil que lui ont réservé les policiers et le public.

«Je dirais que 95 % des réactions que j'ai reçues ont été positives, a-t-elle déclaré à La Presse. Depuis ma formation jusqu'à aujourd'hui, tout le monde a été étonnement gentil. Et quand je dis gentil, je veux dire extra gentil. On me respectait encore plus d'avoir fait ce pas, surtout en pleine controverse autour de la surveillance policière des musulmans à New York.»

Photo François Roy, archives La Presse

Un projet de loi visant à garantir à tous les New-Yorkais le droit de porter au travail des signes religieux ostentatoires sera examiné par le Sénat de l'État de New York au début de 2014.