Des bars appartenant à des sommeliers professionnels, investis d’une mission gastronomique, n’ont pas le droit de vendre d’alcool avec leurs plats pour emporter, alors que le petit boui-boui d’à côté peut livrer une bouteille de vin avec ses ailes de poulet. Cet écart dans la réglementation est-il encore pertinent en temps de crise, se demandent les propriétaires de bars ?

La distinction se trouve dans la catégorie de permis. Avec un permis de restaurant, on peut vendre vin, bière et cidre pour accompagner un repas pour emporter (ou livré). Le permis de bar, lui, ne permet ironiquement que le takeout de nourriture. Pour l’instant, la Régie des alcools, des courses et des jeux refuse d’assouplir les règles. Et oublions les spiritueux et cocktails, qui ne peuvent sortir d’un bar ni d’un resto sous aucun prétexte.

Chercheur à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), Bertrand Schepper croit qu’il serait peut-être temps de se pencher sur la question. « Je peux comprendre la santé publique d’avoir eu à trancher quelque part en accordant d’abord aux restaurants le droit de continuer leurs activités, pour nourrir les gens. Dans l’urgence, on n’a sûrement pas pensé à la complexité de l’affaire. Mais maintenant qu’on fonctionne dans ce qu’on pourrait appeler le “nouveau normal”, il y a peut-être effectivement une certaine forme d’injustice envers ces bars qui offrent des expériences plus gourmets. Mais la question de la vente d’alcool en période de pandémie demeure délicate. »

Premiers fermés, derniers rouverts

« Le gouvernement nous stigmatise et porte atteinte à notre réputation d’entrepreneur (es) », peut-on lire dans un document résumant la position de #unbarcestunepme. Le mouvement né au début du mois d’avril vise à défendre les intérêts du secteur des bars.

« Pourquoi continuer de nous traiter comme des bandits ? demande Pierre Thibault, propriétaire de la Taverne Saint-Sacrement, sur l’avenue du Mont-Royal, et père du mouvement #unbarcestunepme. Au début, quand j’appelais un peu partout pour savoir si les bars étaient admissibles à l’aide gouvernementale, je me faisais systématiquement répondre “Non, non, non… Vous, les bars, vous ne l’aurez jamais”. Voyons donc ! Tout le monde va au bar. C’est un pôle social, culturel. Arrêtons d’être hypocrites ! » L’industrie des bars a fait valoir son point, et a ensuite eu accès à certains programmes d’aide gouvernementale.

En 2020, qui plus est, l’industrie est plus hétéroclite et « évoluée » que jamais. Certes, les tavernes de région et de quartier existent encore, mais il y a aussi un grand nombre de bars à cocktails raffinés, qui soutiennent l’industrie de la microdistillation locale, de chics comptoirs à aperitivo à l’italienne et une foule de caves à manger aussi réputées pour leur cuisine que pour leurs cartes de liquides d’artisans du Québec et d’ailleurs.

Parmi ces établissements « gourmands », notons le Bar St-Denis, la Buvette Chez Simone, le Bar Henrietta, le Rouge gorge, le Ratafia, le Philémon et nombre d’autres endroits où il fait aussi bon de manger que de boire.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Le Ratafia a opté pour le permis de bar, plutôt que pour le permis de restaurant, afin de pouvoir servir un verre seulement à ceux qui voulaient en faire leur bar de quartier. Mais dans les faits, il s’agit d’un restaurant spécialisé en desserts haut de gamme, avec quelques plats salés au menu aussi.

« On est en pandémie, bon sang ! lance Alain Rochard, copropriétaire du Rouge gorge, qui fait aussi du vin en France. J’ai parlé à une restauratrice qui avait vendu 164 bouteilles de vin la semaine dernière, ventes lui rapportant plus de 6000 $. Si les bars qui ont un grand inventaire de vin avaient aussi le droit de le faire, ça nous permettrait de payer nos frais fixes, d’éviter de nous endetter gravement et même d’avoir moins besoin d’aide gouvernementale. En plus, on continuerait de commander du vin aux agents, ce qui leur permettrait eux aussi de continuer à vivre et de donner de l’argent à la SAQ. Tout le monde serait gagnant. »

Des lois désuètes

« Quand j’ai ouvert Soif, à Gatineau, j’ai dû choisir entre le permis de bar et le permis de restaurant, raconte la collaboratrice de La Presse Véronique Rivest, une des meilleures sommelières au monde. J’ai fini par choisir le permis de bar parce que, pour moi, c’était inconcevable de ne pas pouvoir servir d’alcool sans nourriture à la personne qui voulait seulement prendre un verre de vin. C’est fou le nombre de gens qu’on doit virer de bord chez Soif parce qu’ils arrivent avec des enfants. Ça me fait mal au cœur. Les lois sur l’alcool sont tellement désuètes. Ça n’a pas de sens. »

Pendant ce temps, de l’autre côté de la rivière des Outaouais, les bars peuvent vendre de l’alcool pour emporter ou en livraison, avec un repas. L’Ontario a même permis la vente de spiritueux hors LCBO. Un negroni avec votre hamburger gourmet ? Un daiquiri au yuzu avec vos tapas, comme le suggère ce bar d’Ottawa ?

Des changements durables

Comme tant d’autres, Pierre Thibault s’est lui aussi lancé dans la cuisine pour emporter, à la Taverne Saint-Sacrement. Mais la nourriture seule ne lui permettra jamais de payer tous ses frais, même si le gouvernement fédéral vient d’annoncer l’Aide d’urgence du Canada pour le loyer commercial. « Est-ce que cette aide comprend les taxes commerciales payées à la Ville, qui me coûtent plus de 3000 $ par mois ? » Il voit néanmoins l’aide gouvernementale d’un très bon œil, d’autant plus que celle-ci permet de mettre le moins de gens possible en danger en les obligeant à rentrer au boulot.

« La crise risque de durer longtemps. Et on sera les derniers à rouvrir. On a eu l’aide d’urgence, mais est-ce qu’on va devoir lever la main à chaque fois, quand ce sera le temps de la reprise, par exemple ? Serait-il possible de nous retirer de la blacklist et de changer notre statut une fois pour toutes, pour qu’on soit traités comme les autres PME ? On n’insiste pas pour rouvrir le plus rapidement possible, au contraire. Mais on ne veut pas que le gouvernement laisse complètement tomber les bars et continue de perpétuer une image négative de notre milieu. »