Cet été, alors que je m’extasiais depuis des heures sur la beauté de la Côte-Nord, je suis entré dans un dépanneur et j’ai vu à vendre, pour la deuxième fois du périple, une casquette de la mythique route 66 aux États-Unis, celle qui va de Chicago à Santa Monica. Moment de découragement. Cette route a beau être, pour les Américains, emblématique des grandes escapades routières (je préfère l’expression « grands tours de machine »), on me vendait la 66 alors que j’étais sur la 138, une de nos routes mythiques à nous !

La route 138 est longue de 1420 kilomètres. Elle commence à la frontière de l’État de New York, rejoint Montréal par le pont Mercier, devient brièvement la rue Sherbrooke, sort de l’île et prend le nom de Chemin du Roy, première vraie route de la Nouvelle-France, route qui aura notamment vu Charles de Gaulle accueilli dans une atmosphère qui lui rappelait, disait-il, la Libération.

Redevenue la 138, elle rejoint notre capitale, le berceau de la civilisation française en Amérique du Nord, et passe au cœur du cratère de Charlevoix, un coin de pays qui se vante d’avoir le plus d’artistes par habitant au Québec.

Elle continue vers Tadoussac, où la première alliance franco-autochtone a été célébrée entre les Premières Nations et ceux qui allaient un jour former la nation québécoise.

La 138 traverse ensuite des villes et villages comme Forestville, Baie-Comeau, Port-Cartier ou encore Sept-Îles qui ont été au cœur de notre développement industriel minier et forestier. La 138 mène à la 389 qui monte vers le nord, la route de la Manic, où s’est construit une partie du Québec moderne, croise le 50e parallèle, donne des points de vue uniques sur le majestueux fleuve Saint-Laurent, surplombe la Moisie, une des plus belles rivières à saumons au monde, et se termine dans la sublime Minganie aux villages qui font rêver : Rivière-au-Tonnerre, Longue-Pointe-de-Mingan, Havre-Saint-Pierre, Natashquan.

Elle aura traversé six communautés autochtones aux noms issus d’une culture millénaire — Essipit, Betsiamites, Uashat-Maliotenam, Mingan, Natashquan – pour se terminer, quand l’asphalte disparaît, dans le Nitassinan, immense territoire traditionnel des Innus où « l’horizon te fait don d’une terre sans fin du monde », pays de Joséphine Bacon, Ghislain Picard, Naomi Fontaine et autres Florent Vollant.

Si ce n’est pas une route mythique, je ne sais pas ce que c’est… et on m’y vend une casquette d’une route américaine ?!

Toute la force de l’Amérique et toute la menace qu’elle représente pour nous se trouvent dans cette casquette. Les États-Unis, par la puissance extraordinaire de leur industrie culturelle, imposent au reste du monde leurs mythes, leur langue, leur conception de l’histoire et même leurs idées politiques. En 2022, il y a peu de combats plus modernes que le combat pour la survie des langues et des cultures. Ces langues et ces cultures portent une vision du monde, une façon de le raconter, une originalité, qui font la richesse de l’humanité.

Il ne faut pas que toutes les routes mènent en Californie. Plus il y aura de routes mythiques célébrées dans le monde, plus nous aurons de façons de le rêver, le transformer, l’améliorer. La biodiversité est à la nature ce que la diversité des cultures et des langues est à l’âme humaine ; sans elle, elle s’atrophie.

Une des réponses les plus urgentes à la force d’uniformisation des États-Unis est donc d’investir, nous aussi, massivement dans la culture. Pour que notre imaginaire ne soit pas remplacé par un imaginaire américain, il faut financer nos cinéastes, aider nos écrivaines et écrivains, appuyer nos poètes, nos artistes visuels, nos paroliers et parolières, et j’en passe. La campagne électorale est lancée, j’espère que l’on débattra des voies à suivre pour que notre culture résiste au rouleau compresseur américain, s’épanouisse à sa façon et continue d’enrichir le monde.

C’est la culture qui fait la nation québécoise. Si elle faiblit, nous disparaîtrons tous sous des casquettes américaines.

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