Et le prochain gouvernement sera dirigé par ? On verra.

Buvons collectivement une grande marmite de tisane avant de nous empresser de prédire le gagnant.

La politique n’est pas du football, et même si ça l’était, le respect minimal exige d’attendre que le match commence avant d’en commenter le résultat.

Les sondages sont pertinents en démocratie. Les partis en font, et il est sain que les électeurs aient accès à de tels chiffres. Par exemple, cela outille ceux qui souhaitent voter de façon stratégique. Mais depuis quelques semaines, leur utilisation va très loin. On fait comme si le vainqueur était déjà connu. Comme si l’exercice était une formalité, une tracasserie administrative.

Je ne prédis pas ici une lutte serrée. Je ne prédis rien, à part qu’il y aura trop de prédictions.

Une campagne électorale est une grande réinitialisation — un reset dans le langage des boutons. L’ardoise est nettoyée et les citoyens ont un choix à faire.

Il y a trois dangers à faire comme si cette décision était déjà prise.

Le premier, c’est qu’on court-circuite le débat. Les partis qui traînent derrière dans les sondages seront boudés, ce qui leur nuit. Et leur programme ne sera pas analysé de près, ce qui peut être un avantage ou un désavantage.

Vous voulez être élu ? Vos engagements méritent d’être scrutés à la loupe. Parce que même si vous ne gouvernerez pas, vous défendrez ces idées dans l’opposition. Et parce que la rigueur de votre travail en campagne permet d’anticiper celle que vous aurez à l’Assemblée nationale.

Le verbiage prématuré sur le résultat final change la couverture des candidats, et parfois aussi la perception des électeurs. En science politique, on parle de l’« effet de mode » (bandwagon effect). Des électeurs se rallieraient à un parti tout simplement parce qu’ils ont l’impression que d’autres le font. La popularité d’un politicien pourrait également améliorer l’image qu’on se fait de lui.

Ce phénomène a été documenté par certaines études⁠1. D’autres concluent à un effet très modeste⁠2. Mais à tout le moins, le risque existe.

Le deuxième danger, c’est d’avoir l’air fou. L’histoire regorge d’exemples de surprises. Pensez au Nouveau Parti démocratique (NPD) en 2011. J’étais dans l’avion du parti de Jack Layton. À la mi-campagne, on ne la voyait pas encore clairement venir. Et même quand les sondages ont commencé à évoquer la vague orange, l’entourage du chef n’a pas osé s’emballer. Ça semblait trop gros pour être vrai.

On pourrait aussi rappeler la percée de l’Action démocratique (ADQ) en 2007 ou la remontée en toute fin de campagne de la Coalition avenir Québec (CAQ) en 2014. Elle se mesurait jusque dans le décompte des votes. Quand on dépouillait les votes par anticipation, faits à l’avance, la vedette caquiste Christian Dubé paraissait en route vers la défaite. Puis, la tendance s’est inversée quand on a compté les votes enregistrés la journée même. Si la campagne avait duré une semaine de plus, la CAQ aurait coiffé le Parti québécois (PQ) pour devenir l’opposition officielle. Et il y a bien sûr Justin Trudeau. Sur les blocs de départ en 2015, il était troisième dans les intentions de vote, derrière Stephen Harper et Thomas Mulcair.

Enfin, le troisième danger est propre au Québec et au Canada. Il est lié aux déformations induites par notre mode de scrutin.

Selon les projections du nombre de sièges du site Qc125.com, si les électeurs votaient aujourd’hui, la CAQ récolterait entre 80 et 107 députés. Cette victoire écrasante se ferait toutefois avec un appui moins fort qu’on pourrait le croire. Soit 42 % des votes (entre 37 % et 47 %, si on inclut la marge d’erreur).

L’avance paraît soudainement moins historique. En 2014, les libéraux de Philippe Couillard avaient gagné avec 41,5 % des votes. Et en 2008, Jean Charest avait fait encore mieux, avec 42,1 %.

Cela relativise la domination de François Legault. Ce n’est pas tant qu’il jouit d’un appui sans précédent. C’est plutôt que ses adversaires sont plus divisés. Cette année, pas moins de cinq partis feront une campagne nationale et seront invités au débat des chefs. Un record.

Prétendre que l’issue de l’élection est déjà connue, c’est aussi une façon de banaliser les distorsions créées par notre vieux mode de scrutin et d’occulter la parole des Québécois qui n’en font pas leur premier choix. Car si la tendance se maintient, comme dans chaque scrutin précédent, une majorité de citoyens n’auront pas voté pour le parti au pouvoir.

Durant la campagne, vous pourrez lire dans nos pages des analyses de sondages, dans cette chronique et ailleurs. Cela fait partie de la couverture politique. Mais ces analyses ne doivent pas court-circuiter le grand débat collectif qui se déroulera lors des cinq prochaines semaines.

C’est une question de logique, pour ne pas faire comme si le futur avait déjà eu lieu. Et de respect pour les électeurs qui ne se sont pas encore prononcés, ainsi que pour celles et ceux qui travaillent fort pour mériter leur confiance. Car non, cette campagne ne sert pas à rien.