(Ottawa) L’ex-ministre libérale Jody Wilson-Raybould vient jouer les trouble-fêtes dans la campagne électorale. Dans son ouvrage Indienne au Cabinet – Dire la vérité à ceux qui sont au pouvoir, elle brosse un portrait peu flatteur du chef libéral et soutient qu’il lui a « demandé de mentir » au sujet de l’affaire SNC-Lavalin.

L’ouvrage autobiographique, qui revient sur les années que l’ancienne ministre de la Justice et procureure générale a passées au sein du Cabinet de Justin Trudeau, devait initialement paraître au mois d’octobre, mais en juillet dernier, son auteure a annoncé que la date de publication avait été avancée. Il doit sortir en librairie le 14 septembre. La Presse a cependant pu le consulter en version électronique, samedi.

L’affaire SNC-Lavalin y occupe une bonne place : une cinquantaine de pages sur environ trois cents. Jody Wilson-Raybould réitère qu’elle subissait une pression de l’entourage du bureau du premier ministre pour accorder à l’entreprise un accord de poursuite suspendue, comme elle l’a affirmé lors d’une comparution fracassante devant un comité de la Chambre des communes, en février 2019.

Elle va cependant un peu plus loin. Ce mois-là, Justin Trudeau aurait laissé entendre que son bureau disait la vérité sur SNC-Lavalin, et pas le sien. Elle a interprété cela comme une façon de lui demander de mentir.

À ce moment-là, je sais qu’il voulait que je mente – pour attester que ce qui s’était produit ne s’était pas produit.

Jody Wilson-Raybould, dans son ouvrage Indienne au Cabinet – Dire la vérité à ceux qui sont au pouvoir

Le principal intéressé a démenti cette version des faits. « Je ne voulais pas qu’elle mente. Je ne ferais jamais cela. Je ne lui aurais jamais demandé cela. Ce n’est tout simplement pas vrai », a déclaré en anglais le chef libéral en marge d’une annonce à Mississauga, en Ontario, samedi. Il a par ailleurs laissé entendre qu’il était temps de passer à autre chose.

PHOTO CARLOS OSORIO, REUTERS

Justin Trudeau

« Cela fait environ deux ans qu’on discute de ces enjeux. On en a parlé en comité, le Globe [and Mail, qui a sorti l’histoire le premier] et d’autres ont écrit là-dessus en long et en large. Tout cela a été étudié avant les dernières élections [celles de 2019] », a-t-il lancé avant de plaider que « quand on veut faire de grandes choses, c’est sûr qu’on finit par accumuler le poids de certaines décisions, de certaines réalités ».

« J’aurais souhaité ne jamais t’avoir rencontré »

L’animosité de l’ex-ministre à l’égard de son ancien patron est palpable dans les pages du livre. Elle emploie l’expression « grand père blanc » (great white father) pour qualifier son attitude, et raconte qu’en mars 2019, après une rencontre sur SNC-Lavalin avec Justin Trudeau, elle lui aurait lancé ceci : « J’aurais souhaité ne jamais t’avoir rencontré. »

La promesse de « gouverner par ministères » – c’est-à-dire d’accorder davantage d’autonomie et de pouvoir aux ministres –, souvent formulée par le premier ministre, ne s’est pas matérialisée, déplore-t-elle aussi.

Au fil du temps, le pouvoir est devenu plus centralisé, tandis que les ministres étaient marginalisés. Ils ont fini par devenir des arrière-pensées.

Jody Wilson-Raybould, dans son ouvrage Indienne au Cabinet – Dire la vérité à ceux qui sont au pouvoir

Et celle qui a décidé de ne pas briguer de deuxième mandat comme indépendante dans la circonscription de Vancouver Granville avance que la saga SNC-Lavalin n’est peut-être pas terminée. « Au moment de la rédaction de ce livre, la GRC [Gendarmerie royale du Canada] continuait de se pencher attentivement sur cette affaire, avec toute l’information disponible », soutient-elle.

« Je ne faisais pas confiance à ces gens »

Les libéraux de Justin Trudeau ont été des mois dans l’embarras en raison de cette affaire, qui s’articulait autour du refus de Mme Wilson-Raybould de conclure un accord de poursuite suspendue avec la firme de génie, laquelle faisait face à des accusations de fraude et de corruption – la GRC l’accusait d’avoir versé 47,7 millions entre 2001 et 2011 à des titulaires de charges publiques en Libye afin de les influencer.

La procureure générale était à ce point suspicieuse qu’elle est allée jusqu’à enregistrer une conversation avec le greffier du Conseil privé, Michael Wernick, à l’insu de ce dernier. Ce geste a été la goutte qui a fait déborder le vase, et Jody Wilson-Raybould s’est fait montrer la porte du caucus libéral en avril 2019, en même temps que sa collègue Jane Philpott. Et dans son ouvrage, elle réitère qu’elle était obligée de franchir cette ligne.

« J’avais besoin des “reçus”, de l’“assurance” d’un enregistrement », indique-t-elle. « J’étais la procureure générale, et les actions politiques qui se jouaient autour de cet enjeu et d’autres – et autour de moi – à cette époque étaient un cauchemar. Je ne faisais pas confiance à ces gens », dit celle qui avait été rétrogradée au poste de ministre des Anciens Combattants avant que cette affaire n’éclate au grand jour.

« Le gouvernement le plus corrompu », lance O’Toole

Le chef du Parti conservateur, Erin O’Toole, s’est rangé dans le camp de l’ancienne ministre.

« Les Canadiens ne croient plus Justin Trudeau. Il a fait campagne en promettant des voies ensoleillées, une approche et un style politiques différents. On a compris, en voyant de quelle manière il a traité Jody Wilson-Raybould, comment il a favorisé les intérêts d’une entreprise […] plutôt que de faire la bonne chose pour une ministre », a-t-il réagi en conférence de presse à Whitby, en Ontario, samedi.

Le dirigeant conservateur a accusé le chef du Parti libéral d’avoir « dirigé le gouvernement le plus corrompu et enclin au camouflage de l’histoire ».

Dans un rapport publié en août 2019, environ un mois avant le déclenchement des dernières élections, le commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique, Mario Dion, a sévèrement blâmé le premier ministre pour son comportement dans cette histoire. Il a notamment jugé que Justin Trudeau s’était « prévalu de sa position d’autorité » pour tenter d’influencer la décision de sa ministre.

Le principal intéressé n’a jamais voulu faire acte de contrition, même à la lumière des conclusions de l’agent indépendant du Parlement. S’il avait reconnu, le jour de la parution du rapport « Trudeau II », que « des erreurs » avaient été commises, il avait argué qu’il ne « [pouvait] pas s’excuser de [s]’être tenu debout pour protéger des emplois canadiens ».

Jody Wilson-Raybould n’a pas répondu à la demande d’entrevue de La Presse, samedi.