(Peterborough) Si elle pouvait revenir en arrière, Maryam Monsef n’aurait pas dit le mot « frères » avant « talibans » en conférence de presse, le 25 août dernier. Car elle n’avait pas anticipé que ses propos seraient à ce point mal reçus, voire « déformés » à des fins « partisanes ». À deux semaines du scrutin, elle espère que cet incident ne plombera pas ses chances de l’emporter dans Peterborough–Kawartha, circonscription de l’Ontario, où la lutte promet d’être très serrée.

À la une du journal local, le samedi 4 septembre, une nouvelle inquiétante pour Maryam Monsef : sa rivale conservatrice Michelle Ferreri la devance de 13 points de pourcentage (40 % contre 27 %), selon un sondage réalisé mercredi dernier par Mainstreet Research. « Ses propos sur les “frères talibans” pourraient lui nuire », y note le Peterborough Examiner. Si le coup de sonde comporte une importante marge d’erreur (5,7 %), l’équipe de la députée sortante ne s’en cache pas : les chiffres ne sont pas ceux que l’on souhaiterait.

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Maryam Monsef, ministre des Femmes et de l’Égalité des genres sortante, samedi

Élue pour la première fois en 2015 dans la circonscription de Peterborough–Kawartha, réélue en 2019, celle qui occupe le poste de ministre des Femmes et de l’Égalité des genres a été prise de court par la controverse suscitée par les mots « nos frères les talibans » au sein de la population. « Jamais je n’aurais pu imaginer que le fait de m’adresser directement à l’oppresseur, dans son langage, de façon à ce qu’il comprenne, serait déformé pour marquer des points politiques », exprime-t-elle en entrevue avec La Presse, samedi, attablée à un café de Peterborough avec vue sur la rivière Otanabee.

« Ce que j’en comprends, c’est que les politiciens de droite ont vraiment bien retenu les enseignements de Donald Trump », enchaîne Mme Monsef, arrivée au Canada avec sa mère et ses deux sœurs en 1996.

Ma famille a subi les sévices des talibans. C’est pour ça que je suis ici ; c’est pour ça que nous avons dû fuir l’Afghanistan. Ce que j’ai fait, c’est lancer un appel désespéré pour tenter de les convaincre de laisser aller ceux qui sont en otages là-bas.

Maryam Monsef, députée libérale sortante de Peterborough–Kawartha

Sans nier que l’incident revient sur le tapis dans ses conversations avec les citoyens dans le porte-à-porte, elle affirme qu’on lui parle davantage d’enjeux comme la santé, l’accès aux garderies ou encore la lutte contre les changements climatiques. Mais dans un autre univers, celui des réseaux sociaux, les commentaires gravitent autour de sa bourde. « En effet, convient Maryam Monsef. Par contre, je dirais qu’il s’écrit des choses haineuses à mon sujet depuis six ou sept ans sur les réseaux sociaux, alors… »

Des électeurs indécis

Dans les rues du centre-ville de Peterborough, de nombreuses personnes croisées par La Presse n’avaient pas entendu parler – ou alors, très vaguement – de l’histoire. Neil ne l’a pas digérée, lui : « Elle appelle les talibans ses frères ? C’est inadmissible », lâche l’homme de 73 ans.

À une vingtaine de kilomètres au nord de là, dans la jolie petite ville de Lakefield, les rues sont surtout bondées de touristes venus profiter du long week-end de la fête du Travail.

Heather, 34 ans, vient d’y déménager. Elle se montre indulgente à l’endroit de Maryam Monsef. « Comme femme blanche, je ne pense pas que je suis placée pour comprendre ces subtilités de sa culture. Et puis, si on regarde les choses de manière rationnelle, je ne pense pas qu’on puisse croire un instant qu’elle considère les talibans comme ses frères », lance-t-elle sous les yeux de son conjoint et de ses deux jeunes enfants, avec qui elle se baladait sur le sentier pédestre qui longe la rivière Otanabee.

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Tracy, 38 ans, n’est « pas une fan » de Maryam Monsef, mais veut voter pour le Parti libéral.

Sur le même sentier, Tracy se promène avec son chien. D’entrée de jeu, elle indique qu’elle n’est « pas une fan » de sa représentante à Ottawa, estimant que celle-ci n’a pas beaucoup de faits d’armes à revendiquer après six ans au sein du Cabinet. « Je n’ai rien de majeur à lui reprocher, mais je n’ai pas été impressionnée par ses habiletés de communication et son jugement », expose la femme de 38 ans, qui votera tout de même pour le Parti libéral, voulant « choisir ce qui est mieux pour le pays ».

N’empêche, Tracy se demande si les libéraux ne perdront pas leur pari. « Je ne suis pas certaine que c’était le bon moment de déclencher des élections, et ils pourraient perdre par leur propre faute. »

J’ai peur que si les conservateurs gagnent, ils gèrent la pandémie de manière irresponsable, comme en Alberta. J’ai peur aussi qu’ils se mettent à couper dans les services.

Tracy, résidante de Lakefield, en Ontario

Des adversaires discrets

La candidate conservatrice qui brigue la circonscription, Michelle Ferreri, avait garé le véhicule récréatif à bord duquel elle sillonne la circonscription, majoritairement rurale, dans une rue parallèle à la rivière. Elle n’était pas là lors du passage de La Presse, ont dit ses bénévoles.

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Le véhicule récréatif dans lequel la candidate conservatrice, Michelle Ferreri, va à la rencontre des électeurs.

Dans les jours précédant notre passage, toutes nos demandes d’entrevue étaient demeurées sans réponse. Sur sa page du site web du Parti conservateur, la candidate est décrite comme une « oratrice publique, spécialiste en marketing de médias sociaux et influenceuse très prisée ».

La concurrente néo-démocrate, Joy Lachica, a aussi décliné une demande d’entrevue, étant occupée tout le week-end, de vendredi à dimanche, s’est-on excusé au quartier général de la formation. On a offert de fournir des réponses écrites à des questions de La Presse. Au moment de publier ces lignes, rien n’avait encore été envoyé. Le coup de sonde Mainstreet Research la plaçait en troisième position, avec 19 %. La campagne n’est pas encore terminée, mais si le passé est garant de l’avenir, ses chances de gagner la course sont plutôt minces.

Une circonscription baromètre

C’est que Peterborough–Kawartha est ce que l’on appelle une circonscription baromètre. Ici, on vote « du côté du pouvoir » à chaque scrutin depuis 1993, sans interruption. Le dernier conservateur à avoir été élu est Dean Del Mastro, dont la carrière politique a pris fin de façon humiliante : en 2015, il a écopé d’une peine d’emprisonnement d’un mois, après avoir été reconnu coupable d’avoir violé la loi électorale lors de sa campagne victorieuse de 2008. Quelques semaines à peine avant le déclenchement du scrutin de 2015, on l’a vu arriver au palais de justice de Peterborough menottes aux poignets.

Cette année-là, Maryam Monsef a eu le haut du pavé. Elle a gagné avec 43,8 % des voix, contre 35,1 % pour son rival conservateur. Sa marge s’est légèrement effritée en 2019. La ministre a récolté 39,3 % des suffrages, tandis que son adversaire conservateur en a obtenu 34,9 %.

Le site d’agrégation de sondages 338Canada plaçait Peterborough–Kawartha dans la catégorie des circonscriptions qui penchent vers les conservateurs, le 4 septembre dernier. Son créateur, Philippe J. Fournier, chiffre à 75 % les chances de l’emporter de Michelle Ferreri, et il en accorde 25 % à Maryam Monsef.

Samedi, au marché public du centre-ville, le vendeur d’un kiosque de fleurs encourage la libérale, qui vient de lui acheter deux bouquets de fleurs, à ne pas lâcher. Une fois que l’homme, résidant d’une autre circonscription, eut terminé de lui transmettre ses vœux de succès, son interlocutrice lui a répondu en riant : « Il faudrait que vous déménagiez ici afin de voter pour moi. »