Tout au long de la campagne, La Presse visite des circonscriptions où rien n’est joué, à la rencontre des électeurs et des candidats, et à l’écoute des enjeux qui leur tiennent à cœur. Aujourd’hui : Chicoutimi–Le Fjord.

(Saguenay) Est-ce qu’une ancienne infirmière auxiliaire devenue cheffe syndicale, mère de famille monoparentale qui ne mâche pas ses mots, pourra défaire le très populaire conservateur Richard Martel dans Chicoutimi–Le Fjord ? C’est le pari du Bloc québécois et de Julie Bouchard.

Un homme âgé s’approche de Julie Bouchard, dans l’aire de restauration de La Place du Royaume, vaste centre commercial de Saguenay.

« Madame, moi, je vais vous le dire, j’ai toujours voté Parti québécois et Bloc québécois, et c’est pas c’te fois-ci que ça va changer ! », lance le quidam avant de disparaître dans la foule.

Julie Bouchard sourit, puis reprend l’entrevue. « Oui, Richard Martel est populaire. Mais, moi aussi, les gens me reconnaissent. Même avec mon masque, ils disent qu’ils reconnaissent mes yeux ! »

Dans la région, la femme de 39 ans est devenue une figure connue avec la pandémie. La présidente de la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ) au Saguenay–Lac-Saint-Jean s’est notamment battue pour que ses membres puissent avoir des masques N95 au travail.

Le Bloc québécois l’a approchée à l’été 2020. Puis Julie Bouchard a finalement décidé de se lancer en juin dernier. L’ancienne infirmière auxiliaire, qui a exercé quelques années à domicile et en CHSLD, dit que la pandémie l’a convaincue de faire le saut en politique fédérale.

[La pandémie] m’a fait comprendre à quel point on sous-estimait l’importance du gouvernement fédéral pour le réseau de la santé au Québec. L’argent est à Ottawa.

Julie Bouchard, candidate du Bloc québécois dans Chicoutimi–Le Fjord

Elle cite un autre évènement qui l’a convaincue de se lancer. Elle a participé en mars dernier à une commémoration pour les victimes de la COVID-19 à Saguenay. Le député conservateur Richard Martel était présent.

« Quand il m’a vue, il m’a demandé j’étais qui. Alors s’il avait été au courant de ce qui se passait réellement dans le réseau de la santé, dans sa propre circonscription… À tous les jours durant la pandémie, j’étais à la télévision ou à la radio. La population me reconnaît et mon propre député ne me reconnaissait pas. »

« C’est à ce moment que je me suis dit, il n’est pas au courant de ce qui se passe, mais pas du tout », affirme-t-elle.

Son cheval de bataille sera la santé. Le Bloc demande que la contribution d’Ottawa pour le financement des dépenses des provinces en santé passe de 22 % à 35 %.

« Ma fille de 19 ans est préposée aux bénéficiaires. C’est pour elle aussi que je me lance », glisse la mère de deux enfants.

Une lutte à deux ?

Chicoutimi–Le Fjord est une bête insaisissable. Tantôt libérale, tantôt conservatrice ou bloquiste, ou même brièvement néo-démocrate… Les allégeances des électeurs ici ont changé au gré des élections.

Les conservateurs ont fait un grand coup en 2018 en recrutant Richard Martel. Le bouillant entraîneur avait été à la barre des Saguenéens de Chicoutimi pendant huit saisons, durant lesquelles il avait développé une intense rivalité avec Patrick Roy.

Il est encore aujourd’hui l’entraîneur-chef ayant remporté le plus de victoires dans la Ligue de hockey junior majeur du Québec (LHJMQ).

Sa carrière politique a commencé sur un tour du chapeau : lors d’une élection partielle en juin 2018, il a obtenu 53 % des voix pour ravir la circonscription aux libéraux. Mais ses appuis ont fondu au scrutin de 2019 (37 %). Il l’a emporté avec un peu plus de 800 voix d’avance sur la bloquiste Valérie Tremblay.

Cette fois-ci, les sondages prédisent une lutte à deux, entre conservateurs et bloquistes. Richard Martel est en avance dans les intentions de vote.

« Dans Chicoutimi–Le Fjord, Richard Martel demeure favori dans les projections, principalement parce qu’on n’observe pas de recul des conservateurs au Québec pour l’instant », note Philippe J. Fournier, créateur de Qc125 et chroniqueur à L’actualité.

Selon lui, à moins d’une « énorme surprise », les principales figures du Parti conservateur au Québec (Gérard Deltell, Alain Rayes ou Richard Martel) seront réélues.

« Mais des facteurs locaux sont toujours à prendre en considération lors des élections. Dans le cas de Chicoutimi–Le Fjord, la notoriété de la candidate du Bloc, Julie Bouchard, pourrait changer la donne », dit-il.

Le libéral Jean Duplain – programmeur-analyste de formation et cofondateur du regroupement Saguenay Ville intelligente – et le néo-démocrate Ismaël Raymond – technicien au recrutement international au cégep de Chicoutimi – tenteront, quant à eux, de créer la surprise.

« J’ai traversé la vague »

Richard Martel est entré mercredi matin dans la fromagerie Boivin d’un pas décidé. Toutes les têtes se sont tournées. Un salut à droite, un autre à gauche, une tape sur l’épaule. « Tu gardes la shape ! CrossFit ? », lance-t-il.

PHOTO ROCKET LAVOIE, LE QUOTIDIEN

Le député conservateur Richard Martel (au centre) en visite mercredi à la fromagerie Boivin, à La Baie.

Le député sortant est affable, souriant. « Au début, c’était plus difficile. Je suis entré dans un milieu, la politique, que je connaissais moins. Il faut faire ses classes », fait remarquer celui qui est devenu le lieutenant conservateur du Québec, après avoir appuyé Erin O’Toole dans la course à la chefferie.

« Aujourd’hui, je suis beaucoup plus confortable. Je connais mes citoyens, je connais mes enjeux, je connais ma région. Je me sens dans le bain. »

Ce jour-là, M. Martel va visiter l’usine réputée pour son fromage en grains. Julie Bouchard fera le même exercice ici dans quelques jours.

En entrevue, le député sortant ne se permet aucune attaque envers la candidate bloquiste. « Tu ne prends jamais tes adversaires à la légère, dit-il dans son langage d’entraîneur. J’ai toujours respecté mes adversaires, quels qu’ils soient. Ça fait partie de mes valeurs de compétiteur. »

« La dernière fois, ç’avait été une élection serrée. Ils me disent que ça va être serré encore. Mais c’était une vague bloquiste au Québec, si on peut l’appeler ainsi. J’ai traversé cette vague-là dans une circonscription qui a été péquiste et bloquiste longtemps », analyse-t-il.

Je l’ai traversée, la vague [bloquiste]. Donc, il y avait une confiance de la population envers moi. Des gens ont reconnu mon travail ; sans ça, je ne passe pas une vague.

Richard Martel, député conservateur sortant dans Chicoutimi–Le Fjord

Les débats télévisés seront cruciaux. Andrew Scheer y avait perdu des plumes en 2019. Est-ce que l’ancien chef conservateur « passait mal » au Québec ? Est-ce qu’Erin O’Toole séduit davantage les Québécois ? Richard Martel est prudent. Il choisit ses mots. Il patine un peu.

« Je n’aime pas faire de comparaisons parce que chacun a sa personnalité et le passé, c’est le passé, dit-il. Mais après deux semaines de campagne, les gens commencent à mettre un visage sur le nom d’Erin O’Toole. Et les gens commencent à le considérer sérieusement. »

Et est-ce vrai que Richard Martel n’a pas reconnu la présidente de la FIQ régionale en mars dernier ? Le député sortant a préféré ne pas réagir aux propos de Julie Bouchard.

Un débat local pour Chicoutimi–Le Fjord doit avoir lieu le 9 septembre au cégep de Chicoutimi. Suivra un débat régional le 15 septembre.

Être à la table des décisions

Le libéral Jean Duplain veut faire du développement économique et de la relance « verte » ses priorités. « Ce qui était annoncé comme une course à deux pourrait se révéler une course à trois », estime ce spécialiste en développement des affaires. « Je suis issu de la région, je connais les enjeux. Ce n’est pas une candidate parachutée comme à la dernière élection », lâche-t-il. Les libéraux avaient terminé troisièmes avec 17 % des voix en 2019. « Il faudrait arrêter, dans Chicoutimi–Le Fjord, d’être dans l’opposition. Parce qu’on n’est pas à la table des décisions », croit M. Duplain.

Se méfier des conservateurs

Ismaël Raymond est convaincu que Richard Martel peut être vaincu. Le jeune candidat néodémocrate invite la population de Chicoutimi–Le Fjord à « se méfier des conservateurs ». « M. Martel essaie de convaincre qu’il est du côté des travailleurs, des gens. Mais les conservateurs jouent un jeu assez dangereux. Ils tentent d’aller vers le centre, ça sort de nulle part », dit-il. Les libéraux ont quant à eux démontré qu’ils ne « prennent pas la lutte [contre les] inégalités et [les] changements climatiques au sérieux », croit le technicien au recrutement international au cégep de Chicoutimi. « Je veux représenter les valeurs progressistes des citoyens de Chicoutimi–Le Fjord. »