Tout au long de la campagne, La Presse visite des circonscriptions où rien n’est joué, à la rencontre des électeurs et des candidats, et à l’écoute des enjeux qui leur tiennent à cœur. Aujourd’hui : Ottawa-Centre.

(Ottawa) Les candidats qui briguent Ottawa-Centre ont intérêt à faire leurs devoirs. La circonscription compte beaucoup de fonctionnaires qui baignent dans la politique fédérale et est parmi celles où les détenteurs de diplôme de 2e ou 3e cycle universitaire sont les plus nombreux au pays.

En face du parc Lansdowne, où se trouve le domicile de l’équipe de football d’Ottawa, le Rouge et Noir, Dan garde l’aspirante néo-démocrate Angella MacEwen sur ses talons pendant une bonne quinzaine de minutes. Il l’interroge sur une kyrielle de sujets, de la spéculation immobilière à l’environnement en passant par l’évasion fiscale ou encore le « wokisme ». L’économiste progressiste lui répond au meilleur de ses connaissances, et en prêchant pour sa paroisse, bien entendu.

Et alors, Dan ? « Ça fait presque 20 ans que je vote, et c’est la première fois que j’hésite entre les trois partis. Je pourrais voter libéral, conservateur ou NPD. Il faudra peut-être que je m’en remette à ma Magic 8-Ball le jour du vote », dit-il, mi-sérieux, mi-blagueur. C’est aussi la première fois de sa vie que le travailleur autonome de 37 ans songe à quitter Ottawa, où le prix des maisons a explosé – en particulier dans Ottawa-Centre : « Ce n’est même pas envisageable. Une maison coûte environ 1 million, alors on oublie ça. »

L’accès à la propriété et la lutte contre les changements climatiques sont fréquemment cités comme les principaux enjeux de l’élection de 2021, relate Angella MacEwen, qui se présente pour la seconde fois sous la bannière du Nouveau Parti démocratique (NPD). En 2019, elle est arrivée en troisième place dans la circonscription d’Ottawa-Ouest–Nepean. La donne a cependant changé, plaide-t-elle.

D’abord, elle pense faire le plein des votes de « ceux qui veulent du changement » et « qui veulent s’assurer de ne pas donner une majorité aux libéraux ». Et ensuite, son chef, Jagmeet Singh, a la cote, assure-t-elle.

PHOTO MARTIN ROY, COLLABORATION SPÉCIALE

Angella MacEwen, candidate du NPD dans Ottawa-Centre

La dernière fois, les gens ne savaient pas qui il était. J’ai entendu des propos racistes, on le traitait d’enturbanné, de musulman [le chef est de confession sikhe]. Maintenant, la première chose que les gens disent en ouvrant la porte, c’est : ‟Oh, on aime vraiment votre chef !”.

Angella MacEwen, candidate du NPD dans Ottawa-Centre

On constate un engouement pour Jagmeet Singh à l’échelle nationale. Un sondage de la firme Ipsos réalisé pour Global News chiffrait sa cote de popularité à 45 %, devant celle de Justin Trudeau, en baisse, à 41 %. De quoi ajouter encore davantage de piquant à une course comme celle dans Ottawa-Centre, une circonscription que s’échangent le NPD et le Parti libéral depuis des décennies. Selon l’agrégateur de sondages 338Canada, elle est imprévisible – un « toss up » entre les deux formations.

Voter libéral malgré l’« opportunisme » de Trudeau

La glissade dans les intentions de vote pour les libéraux, dont les premières semaines de campagne n’ont pas été des plus faciles, entre autres en raison de la crise afghane, Yasir Naqvi soutient ne pas la ressentir. « De mon côté, ça se passe bien. Ma priorité, c’est de renouer avec les gens. Ils me connaissent déjà, et je leur demande de me faire confiance à nouveau, dans un rôle différent », explique-t-il, bien installé dans une chaise au parc Patterson Creek, non loin du canal Rideau.

C’est le départ de la vie politique de la très visible ministre Catherine McKenna, qui a été élue ici en 2015 et en 2019, qui a ouvert la voie à celui qui a représenté pendant plus de 10 ans la même circonscription, mais au provincial, jusqu’à sa défaite en 2018 – il était alors procureur général au sein du gouvernement libéral de Kathleen Wynne, dont le parti s’est effondré face à celui de Doug Ford.

Ce même Doug Ford qui demeure l’un des seuls premiers ministres au pays à n’avoir pas signé de pacte avec le fédéral pour le déploiement d’un réseau de garderies à 10 $, note Yasir Naqvi.

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Yasir Naqvi, candidat du Parti libéral du Canada dans Ottawa-Centre

Les parents me disent qu’ils ont besoin [du réseau de garderies] pour retourner sur le marché du travail une fois que la pandémie sera terminée. Les gens d’ici ne veulent pas d’un gouvernement conservateur.

Yasir Naqvi, candidat du Parti libéral du Canada dans Ottawa-Centre

Mais les gens sont-ils contrariés que Justin Trudeau ait déclenché un scrutin en plein été – et de surcroît, en pleine quatrième vague ? « Au début, les gens ne comprenaient pas pourquoi, ça revenait dans deux conversations sur dix, je dirais. Cela s’est estompé dans les derniers jours », offre-t-il. À un bistro de la Commission de la capitale nationale, une électrice, Paula Kingston, lui donne raison, en quelque sorte, en lâchant : « On sait bien que Trudeau a fait ça par opportunisme, mais je vais voter libéral quand même. »

« Je ne suis pas intéressée par les conservateurs », opine son amie Peggy Stone.

Plus de 40 ans de disette conservatrice

La dernière fois qu’un porte-bannière (progressiste) conservateur l’a emporté à Ottawa-Centre, c’était en 1978. Robert de Cotret a représenté la circonscription pendant… sept mois. Le fief libéral a eu des intermèdes néo-démocrates, incluant ceux d’Ed Broadbent et de Paul Dewar, qui est mort d’un cancer en 2019, et dont la mère, Marion, a été mairesse d’Ottawa.

La candidate conservatrice Carol Clemenhagen espère briser le cycle de l’alternance. Elle a tenté le coup au dernier scrutin, mais est arrivée troisième, avec 12,6 % des voix. « Ce qui m’avait interpellée en 2019, et c’est encore plus vrai cette fois, c’est la relance économique, les investissements en santé et le climat. Il faut un gouvernement fédéral qui va avoir la capacité fiscale pour investir », indique-t-elle en rappelant la promesse de son chef, Erin O’Toole, d’équilibrer le budget dans 10 ans.

En matière de lutte contre les changements climatiques, elle est « naturellement plus à l’aise » avec le plan O’Toole prévoyant l’instauration d’une taxe carbone à 20 $ la tonne qu’avec celui de l’ancien chef Andrew Scheer, qui ne voulait rien savoir d’une telle mesure. D’ailleurs, celle qui se situe clairement dans la frange progressiste du parti – en faveur de l’avortement « sans équivoque et depuis toujours » – voit un peu de l’ancien premier ministre Brian Mulroney en Erin O’Toole.

« Il est très au courant des besoins nationaux, avec une réelle sensibilité pour le Québec et une approche très pratique, orientée sur le climat », argue Mme Clemenhagen, qui a été PDG de l’Association des hôpitaux du Canada. La cible de réduction des émissions de gaz à effet de serre, que le leader conservateur souhaite ramener à 30 % d’ici 2030 par rapport à 2005, lui convient, car plus réaliste, selon elle, que celle des libéraux (de 40 % à 45 %).

Elle ne se prive d’ailleurs pas de l’occasion de décocher une flèche à l’intention de l’élue sortante. « On dit qu’on ne devrait pas critiquer les gens qui ne sont plus là, mais selon moi, elle n’a pas réussi dans son travail comme ministre de l’Environnement, », plaide-t-elle.

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Carol Clemenhagen, candidate du Parti conservateur du Canada dans Ottawa-Centre

C’était la responsabilité de [Catherine McKenna] de s’organiser pour travailler avec les provinces et faire avancer l’enjeu de la réduction des GES. Elle n’a pas réussi, et elle a passé beaucoup de temps en conflit avec des provinces, même qu’elle s’en vantait.

Carol Clemenhagen, candidate du Parti conservateur du Canada dans Ottawa-Centre

« Je trouve que le moment est propice pour élire un candidat conservateur. On verra si l’électorat d’Ottawa-Centre est plus ouvert à consulter notre plateforme », lance Mme Clemenhagen.

Les électeurs d’Ottawa-Centre sont parmi ceux qui se présentent en plus grand nombre aux urnes. En 2019, le taux de participation ici était d’environ 80 %. Il faudra voir s’il se maintiendra cette fois, alors qu’ils y ont été convoqués hâtivement par Justin Trudeau.

La conservatrice, seule à maîtriser le français

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La candidate conservatrice dans Ottawa-Centre, Carol Clemenhagen, est la seule des représentants des trois principaux partis fédéraux à maîtriser le français.

Elle dit le trouver un peu rouillé, mais le français de Carol Clemenhagen est très bon. Elle est, en fait, la seule des candidats des trois principaux partis fédéraux dans Ottawa-Centre à le maîtriser suffisamment bien pour accorder une entrevue dans la langue de Molière. Son adversaire libéral, dont la famille est arrivée en Ontario du Pakistan alors qu’il était âgé de 15 ans, a « commencé le processus d’apprendre le français il y a 10 ans », alors qu’il était député à Queen’s Park. La porte-couleurs du NPD, qui est née en Saskatchewan, ne parle pas non plus le français. « Ça pourrait être [un problème], laisse-t-elle tomber. Je vais travailler là-dessus, et je suivrai les cours qui sont offerts aux députés. » Un peu plus de 40 % des personnes qui habitent la circonscription parlent les deux langues officielles, et environ 10 % ont le français comme langue d’usage principale, selon Statistique Canada.

Mélanie Marquis, La Presse