(Calgary) L’Alberta est un terrain fertile pour les entreprises de captage, d’utilisation et de stockage de carbone (CUSC). Considérant cette technologie comme un outil de premier plan dans la lutte contre les changements climatiques, le gouvernement albertain a exhorté Ottawa à y injecter 30 milliards sur 10 ans. Les libéraux fédéraux n’ont pas accédé à cette requête, mais vont quand même trop loin aux yeux de certains.

Nous sommes dans un secteur industriel de Calgary. Le bâtiment qui abrite les bureaux de CleanO2 n’a rien de bien inspirant. Mais en ouvrant la porte, en inspirant, l’odeur du savon emplit les narines. Au vin rouge, à la rose, au café, en barre ou en format liquide, les produits ont ce point en commun : ils ont été concoctés avec du CO2 capté.

Ici, on est convaincu d’avoir trouvé un bon filon, alors que le marché a soif de produits verts.

« On utilise un produit qui devrait en fait être un déchet et on en fait quelque chose de tangible. Les consommateurs ont un intérêt pour cela », soutient Alistair Hazewinkel, directeur des opérations de l’entreprise qui emploie une vingtaine de personnes. Il ne veut pas le dire trop fort, mais il n’y a « pas beaucoup de concurrence » dans le marché de la production de savon au carbone.

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Alistair Hazewinkel, directeur des opérations de CleanO2, dans les installations de l’entreprise, à Calgary

À une dizaine de kilomètres de là, Carbon Upcycling Technologies a recours à la même technologie.

Ça ne sent pas la rose, cependant : ici, on crée un additif qui rend le béton plus durable. « On peut réduire la quantité de ciment [l’agent liant dans la fabrication de béton] nécessaire dans les projets de construction », explique Natalie Giglio, adjointe aux opérations et au développement de l’entreprise.

On espère convaincre de grands acteurs de l’industrie cimentière – à l’échelle mondiale, ce secteur générait 7 % des émissions de CO2, et 1,5 % à l’échelle canadienne, selon des données de 2017 – d’inclure cet additif à leur recette. « Le ciment ne disparaîtra pas. La solution que nous proposons est une solution d’avenir », s’enthousiasme Mme Giglio au cours de la visite de l’installation, il y a quelques jours.

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Natalie Giglio, adjointe aux opérations et au développement chez Carbon Upcycling Technologies, sur le site de l’entreprise à Calgary

Tant chez CleanO2 que chez Carbon Upcycling Technologies, on est conscient que la technologie a ses détracteurs. Ceux-ci plaident notamment qu’en récupérant le dioxyde de carbone issu de l’exploitation pétrolière et gazière, le problème à la source demeure.

« Je comprends ça. Je crois que l’avenir est dans l’hydrogène et dans l’électrification, mais nous n’en sommes pas là. Les infrastructures ont été bâties pour les énergies fossiles », dit Alistair Hazewinkel.

Notre technologie est une technologie de transition.

Alistair Hazewinkel, directeur des opérations de CleanO2

Même son de cloche du côté de Natalie Giglio : « Aux gens insatisfaits, je dis qu’il faut un effort collectif. Chacun doit contribuer. Mais une solution comme la nôtre a une incidence non négligeable sur une industrie majeure. »

« La loi du moindre effort »

Un peu moins d’une semaine avant le début de la campagne électorale, le ministre fédéral des Ressources naturelles, Seamus O’Regan, a lancé un appel « pour des études » entourant les technologies de CUSC, lesquelles « permettront de réduire les émissions, de créer des emplois et d’accroître notre compétitivité », a-t-il déclaré dans un communiqué.

Le budget d’avril dernier contenait une promesse de débourser 319 millions sur sept ans pour appuyer les recherches dans ce domaine. Car les libéraux y voient une façon de se rapprocher de l’objectif de carboneutralité d’ici 2050, enchâssé dans le projet de loi C-12, qui a obtenu la sanction royale le 29 juin dernier.

Dans le camp conservateur, on « ne pense pas que les libéraux donneront suite à leur promesse ». Un porte-parole qui n’a pas voulu donner son nom a ajouté que le parti voulait consulter davantage pour s’assurer que [son éventuel crédit] soit « suffisamment généreux » afin de permettre à l’industrie de « fonctionner ».

Les bloquistes et les néo-démocrates, eux, ne croient pas trop dans les vertus du CUSC.

C’est la quintessence de l’écoblanchiment. Essayer de [décarboner] le pétrole, c’est comme dire qu’on fait une poutine pour un régime. Si tu es au régime, ne mange pas de poutine. Si tu cherches à réduire ton empreinte carbone, n’utilise pas le pétrole.

Mario Simard, député sortant du Bloc québécois

Son collègue Alexandre Boulerice fait la même lecture.

« On n’y croit pas vraiment », dit le chef adjoint du Nouveau Parti démocratique. « On pense plutôt que c’est la loi du moindre effort. L’avenir, pour l’Alberta, dans le secteur énergétique, c’est le secteur éolien, solaire, qui n’ont jamais été développés », avance-t-il.

« Ça n’élimine pas de carbone »

Le porte-parole de Greenpeace Canada, Patrick Bonin, juge que, de façon générale, les projets de cette nature sont des « outils de relations publiques justifiant que l’on continue à brûler des combustibles fossiles », d’autant qu’en ce qui concerne le « carbone séquestré de permanente, il y a des risques de relargage », souligne-t-il.

C’est donc une « fuite vers l’avant », tranche M. Bonin.

N’empêche, dans un rapport publié en 2020, l’Agence internationale de l’énergie chiffrait à 15 % l’apport potentiel de la technologie à l’atteinte de la carboneutralité. Un scénario dont la date butoir est toutefois 2070.

Mais le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat [GIEC], lui, est « très clair », fait valoir Émile Boisseau-Bouvier, d’Équiterre.

On doit arrêter dès aujourd’hui l’expansion des énergies fossiles. On ne pense pas que le CUSC nous permettra d’atteindre la carboneutralité.

Émile Boisseau-Bouvier, d’Équiterre

« Ça n’élimine pas de carbone. Au mieux, ça empêche certaines émissions causées par les combustibles fossiles d’atteindre l’atmosphère. Ce n’est pas une bonne idée que le gouvernement investisse dans ça », affirme M. Boisseau-Bouvier.

La lutte contre les changements climatiques n’a pas été un sujet de discussion prépondérant depuis le début de la campagne électorale en cours. Il y a fort à parier que cette tendance ne se maintiendra pas bien longtemps, le chef du Parti conservateur du Canada, Erin O’Toole, ayant confirmé son intention de revenir à l’ancienne cible de réduction des émissions de gaz à effet de serre du précédent gouvernement de Stephen Harper.

Un premier rendez-vous international sur le climat sera à l’agenda du gagnant des élections : la COP26, à Glasgow, en Écosse, qui se mettra en branle le 31 octobre.

En chiffres

15 % : pourcentage de réduction des émissions que permettraient d’atteindre les technologies de captage, d’utilisation et de stockage du carbone (CUSC) pour atteindre la neutralité carbone d’ici 2070, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE)

15 000 milliards : somme, en dollars américains, qu’il faudrait investir dans des projets solaires, éoliens et d’électrolyseurs pour obtenir le même niveau de réduction des émissions qu’avec le captage du carbone, d’après l’AIE

De 40 % à 45 % : nouvelle cible de réduction des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030, par rapport au niveau de 2005, fixée en avril dernier par le gouvernement Trudeau

30 % : cible avec laquelle renouerait un gouvernement conservateur sous Erin O’Toole, selon ce qu’a confirmé celui-ci la semaine dernière