On ne parle plus de deux solitudes, mais de trois, tellement l’aliénation de l’Alberta et de la Saskatchewan engendre un dialogue de sourds. À cette cacophonie, il faut ajouter les Premières Nations, déçues par Justin Trudeau. Portrait des mécanismes qui ont joué hier dans les résultats électoraux des différentes régions du pays, selon des politologues A mari usque ad mare.

Ontario

Une personne est responsable à elle seule du statu quo dans la province la plus populeuse : Doug Ford. « Les électeurs du 905, la banlieue de Toronto, pensaient élire le frère de Rob Ford », explique Sandford Borins, spécialiste de la gestion publique à l’Université de Toronto. « Mais un Ford à la mairie, ce n’est pas la même chose qu’un Ford comme premier ministre. Les coupes ont été mal faites, il y a des problèmes. Les gens arrachent les autocollants contre la taxe sur le carbone que Doug Ford a fait apposer dans les stations-service. Les électeurs se sont mobilisés pour barrer le chemin aux conservateurs, les libéraux en pardonnant à Justin Trudeau, les conservateurs en votant stratégique si nécessaire. » Sa collègue Pauline Beague précise que beaucoup d’Ontariens sont dans la fonction publique et que les syndicats ont multiplié les pubs anti-Ford, puisqu’ils ne pouvaient intervenir directement dans la campagne fédérale. 

PHOTO BERNARD BRAULT, LA PRESSE

Yves-François Blanchet, chef du Bloc québécois

Québec

La grande question au Québec est le rôle d’Yves-François Blanchet dans la performance du Bloc québécois, selon André Blais, de l’Université de Montréal. « Je ne crois pas au vote stratégique dans ce cas-ci. Au Québec, les souverainistes forment entre 30 % et 35 % de la population, je suppose. Tout le monde s’attendait à ce que le Bloc ne performe pas. Je crois que la performance de M. Blanchet a joué un rôle important. » Cela signifie-t-il que le Bloc retournera au « cimetière » s’il part ? « Il pourrait y avoir un deuxième sauveur », dit M. Blais. La sociologue Claire Durand, de l’Université de Montréal, souligne que le vote bloquiste a été très peu surestimé, ce qui est rare pour un tiers parti. « C’était le premier choix des électeurs bloquistes », dit Mme Durand. Cela va donc dans le sens d’un électorat bloquiste solide. À l’inverse, il pourrait exister un plafond à 20 % pour les conservateurs, selon M. Blais. 

PHOTO KEITH MINCHIN, LA PRESSE CANADIENNE

Jenica Atwin, élue députée de Fredericton

Maritimes

« La grande surprise, c’est la victoire des verts à Fredericton », affirment à l’unanimité Donald Wright, de l’Université du Nouveau-Brunswick, Tom Bateman, de l’Université St. Thomas à Fredericton, et Mario Levesque, de l’Université Mount Allison à Sackville. « Le NPD s’est tellement écrasé dans les quatre provinces qu’il commence à être très difficile d’attirer de l’argent, des notables et des volontaires, dit M. Wright. Même en Nouvelle-Écosse, la patrie d’Alexa McDonough, où il demeure devant les verts, les libéraux sont rentrés à Halifax. » La région dépend beaucoup du soutien du revenu fédéral et, pour cette raison, plusieurs circonscriptions sont libérales depuis des décennies. « Contrairement au NPD, les verts ne jouent pas sur cette force libérale, ça les aide, dit M. Bateman. Il faudra voir si ça survivra aux personnalités fortes qui mènent les verts au Nouveau-Brunswick et à l’Île-du-Prince-Édouard. » 

Prairies

On met le Manitoba et la Saskatchewan dans la même région, mais c’est bien pour faire plaisir aux sondeurs, dit Jim Farnea, de l’Université de Regina. « La Saskatchewan dépend beaucoup des industries minière et pétrolière, dit M. Farnea. Même si c’est le siège historique des créditistes, donc du NPD, il y a eu des votes conservateurs unanimes dès les années 60. » Deux facteurs protègent le NPD au Manitoba, selon Christopher Adams, de l’Université du Manitoba. « Le Bouclier canadien traverse la province, alors il n’y a pas de champs jusqu’au nord. Les communautés autochtones traditionnelles sont protégées par la géographie. Et Winnipeg est une ville plus grosse que Regina et Saskatoon où il y a des pauvres, des autochtones. En Saskatchewan, la banlieue va jusque dans le centre des villes. »

Alberta

Le vote conservateur massif dans la province pétrolière est essentiellement « affectif », selon Melanee Thomas, de l’Université de Calgary. « Les électeurs s’identifient à cette victimisation, au combat contre tout affront réel ou imaginé. Les conservateurs ont réussi à les convaincre que la résistance à l’élargissement de l’oléoduc Trans Mountain vient d’Ottawa et du Québec, alors qu’il s’agit d’une question de droits autochtones, et que la péréquation est un complot québécois. » Le NPD a toutefois sauvé les meubles avec un siège dans Edmonton et un bon résultat dans la ville universitaire de Lethbridge, et les libéraux ont obtenu 30 % des voix dans certaines circonscriptions. « Quand ce vote affectif va s’essouffler, les conservateurs vont être moins dominants », dit Mme Thomas.

Colombie-Britannique

La grande surprise, c’est qu’aucune victoire n’a été assez serrée pour justifier un nouveau dépouillement des votes, dit Kim Speers, de l’Université de Victoria. « Les verts sont partis en grande, mais à un certain point, les électeurs ont voulu parler de coût de la vie, d’autre chose que de l’environnement. » Les verts étaient donc trop verts pour la province ? « Oui, c’est un peu ça, dit Mme Speers en riant. On a vu des gens voter stratégique, libéral ou NPD, pour être sûr de barrer la voie aux conservateurs. Et Andrew Scheer a augmenté à 17 son nombre de circonscriptions, parce que l’intérieur est plutôt conservateur. On l’oublie souvent, mais la moitié de la population de Colombie-Britannique est en faveur de l’expansion de Trans Mountain. »