Malgré une bonne vingtaine de députés en moins, le Parti libéral a conservé lundi suffisamment de sièges pour lui permettre de former un gouvernement minoritaire. Mais avec la force du vote conservateur dans l’Ouest, les Canadiens se retrouvent mardi matin dans un pays profondément divisé.

C’est un grand soupir de soulagement que les troupes libérales ont poussé à l’annonce de la formation d’un gouvernement minoritaire au terme d’une soirée électorale dont personne ne pouvait prévoir l’issue.

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« Les Canadiens ont rejeté la division et le négativisme », a lancé le chef libéral, victorieux, la voix quelque peu éraillée, en arrivant sur la scène du palais des congrès de Montréal où il avait convié ses militants, en compagnie de son épouse, Sophie Grégoire-Trudeau. Devant eux, la foule était en liesse.

« Plutôt que l’austérité et les coupures, les électeurs ont choisi un [programme] progressiste et des actions fortes contre les changements climatiques », a martelé le premier ministre réélu, en anglais, décochant une flèche à son adversaire conservateur.

Justin Trudeau a d’ailleurs pris la parole autour de 1 h mardi matin, au même moment où Andrew Scheer amorçait également son allocution à Régina, rompant ainsi avec la tradition voulant que le grand vainqueur s’adresse aux électeurs à la toute fin.

PHOTO GEOFF ROBINS, AGENCE FRANCE-PRESSE

Andrew Scheer

Celui qui est parvenu à arracher un second mandat minoritaire aux libéraux a affirmé avoir obtenu « un mandat clair » des Canadiens, mais M. Trudeau a offert une main tendue aux électeurs de l’ouest – Alberta et Saskatchewan, où ses forces ont été complètement rayées de la carte – et aux Québécois.

« Mes chers Québécois, j’ai entendu votre message ce soir », a-t-il lancé. « Vous voulez continuer d’avancer avec nous, mais vous voulez aussi vous assurer que la voix du Québec se porte encore plus à Ottawa et je vous donne ma parole ; mon équipe et moi serons là pour vous », a ajouté M. Trudeau sans nommer le Bloc québécois.

« Pour les Canadiens, en Saskatchewan et en Alberta, vous êtes une partie essentielle de notre grand pays. J’ai entendu votre frustration et je veux être là pour vous supporter en travaillant tous forts à amener notre pays ensemble », a-t-il poursuivi lançant ainsi un appel à peine voilé à l’unité canadienne dans ces provinces conservatrices.

« Nous allons gouverner pour tout le monde », a d’ailleurs rajouté M. Trudeau. Le nouveau premier ministre n’a cependant pas eu de mots précis, dans sa courte allocution qui aura duré un peu moins de 13 minutes, sur une future collaboration avec les partis d’opposition, lui qui sera en minoritaire à la Chambre des communes.

En coulisses, chez les libéraux, on ne cache pas que la percée du Bloc québécois – qui a terminé la course avec 32 sièges – a fait mal au Parti libéral, qui espérait faire mieux qu’en 2015 (40 sièges) au Québec en raflant notamment des circonscriptions néo-démocrates.

« On a acheté un pipeline pour faire des gains en Alberta, on n’en a pas fait, et en plus ça nous a fait mal au Québec », a laissé savoir une source libérale. Les libéraux sont malgré tout arrivés à sauver les meubles avec 35 sièges dans la belle province alors que la formation d’Yves-François Blanchet chauffait plusieurs grandes pointures libérales.

Yves-François Blanchet

« On prend acte de ce qui s’est passé, mais en même temps il faut continuer à bien représenter les Québécois », a assuré la députée réélue et ministre sortante, Mélanie Joly. « Je prends note que c’est une victoire. Maintenant, on va devoir gouverner avec une réalité qui est différente des quatre dernières années, on va bâtir nos relations avec l’opposition. »

Est-ce que l’appel au vote stratégique fait par les libéraux en fin de course a fait la différence à son avis ? « Je pense que ce qui a fait la différence, c’est l’organisation électorale. Là où on avait des organisations fortes, on a été en mesure de faire des percées », a admis la députée d’Ahuntsic-Cartierville.

Priorité environnement

Le nouveau député de Laurier-Sainte-Marie et figure importante du pari environnemental des libéraux, Steven Guilbeault, assure n’avoir « aucun doute » que malgré l’élection d’un gouvernement minoritaire à Ottawa, son équipe arrivera à faire avancer la lutte aux changements climatiques.

« Il y a quatre partis qui s’entendent au Parlement sur le fait qu’il faut mettre un prix sur la pollution, il faut faire plus pour le transport en commun, plus d’énergie renouvelable, plus d’efficacité énergétique, on n’est pas d’accord sur tout, mais dans les grandes lignes, on est d’accord […] Je pense qu’on va être capable de travailler ensemble », a-t-il ajouté.

Celui qui a occupé le rôle de coprésident de la campagne au Québec, Pablo Rodriguez – réélu dans Honoré-Mercier – estime lui aussi que la « meilleure nouvelle » de la soirée est que les Canadiens pourront compter sur un gouvernement qui poursuivra son travail en environnement. « C’est peut-être la chose la plus importante ce soir », a-t-il tranché.

Tous les sondages nationaux plaçaient les troupes de Justin Trudeau et celles d’Andrew Scheer au coude-à-coude. Au Québec, les libéraux étaient aussi particulièrement nerveux avec la montée du Bloc québécois.

Le NPD perd le Québec, mais gagne en influence

Au bout de cette course électorale, le Québec a donc accordé presque autant de sièges au Parti libéral qu’au Bloc québécois, ne laissant que des miettes aux conservateurs et aux néodémocrates. En Ontario, avec 41 % des appuis en sa faveur, le vote libéral a tenu le coup face aux gains conservateurs, permettant à Justin Trudeau de garder le pouvoir à Ottawa.

L’engouement pour le Bloc québécois s’est confirmé. Outre le chef bloquiste Yves-François Blanchet, qui a été élu dans sa circonscription de Belœil-Chambly, une trentaine d’autres candidats bloquistes entreront à la Chambre des communes. Le bloc récupère ainsi 33 % du vote québécois – du jamais vu depuis l’élection de 2008-, pratiquement à égalité avec les libéraux (34 %).

Les néo-démocrates ont souffert de la redistribution des cartes et conservent 25 députés. Avec environ 15 % des voix à l’échelle nationale, en baisse de cinq points, le parti de Jagmeet Singh a perdu une quinzaine de sièges au pays comparé à 2015. Au Québec, un seul candidat néodémocrate a conservé son siège, le chef-adjoint Alexandre Boulerice (Rosemont-La Petite Patrie).

PHOTO NATHAN DENETTE, LA PRESSE CANADIENNE

Jagmeet Singh et sa femme Gurkiran Kaur Sidhu

Le NPD disposera cependant d’un levier de pouvoir non négligeable dans la dynamique d’un gouvernement minoritaire. Avec plusieurs députés en Colombie-Britannique, au Manitoba, et même un député en Alberta (le seul de la province qui ne soit pas conservateur), le NPD assure une représentation dans des contrées où les libéraux sont absents.

L’Ouest, bleu et vert

Le vote conservateur, comme prévu, a balayé l’Alberta, la Saskatchewan, la moitié du Manitoba et plus du tiers de la Colombie-Britannique. Le PCC récolte plus de vingt-cinq circonscriptions supplémentaires comparé à 2015. Et avec environ 34 % des voix, il compte légèrement plus d’appuis dans la population que les libéraux.

Même si elle comptera un troisième député à Ottawa et qu’elle a doublé ses appuis de 3 % à 6 % comparativement à la dernière élection, la députation du Parti vert reste néanmoins confinée à la marge, trop peu nombreuse pour influencer véritablement un gouvernement minoritaire.

Enfin, si les chefs libéral, Justin Trudeau, et conservateur, Andrew Sheer, de même que la cheffe du Parti vert Elizabeth May et le chef néodémocrate Jagmeet Singh, ont facilement été réélus dans leurs circonscriptions respectives, Maxime Bernier, chef du Parti populaire, a perdu son pari : son parti a recueilli moins de 2 % des voix, et lui-même a été défait dans sa circonscription de la Beauce.

Elizabeth May

L’Atlantique aux libéraux

Même si les libéraux n’ont pas répété leur exploit de 2015, lorsqu’ils avaient balayé la région Atlantique, ils ont néanmoins conservé la majorité des 32 sièges dans la région. Les conservateurs n’ont réussi qu’à récupérer quatre sièges (dont trois au Nouveau-Brunswick), et le NPD un seul (à Terre-Neuve-et-Labrador).

Le Parti vert a remporté sa première victoire hors de Colombie-Britannique grâce à Fredericton, au Nouveau-Brunswick.

Selon Élections Canada, environ 27,4 millions de personnes avaient le droit de voter lundi.

- Avec La Presse canadienne

Dix engagements des libéraux

Annuler l’impôt fédéral sur la première tranche de 15 000 $ pour tous les types de revenus.

Réduire les frais de téléphonie cellulaire de 25 % en élargissant les critères d’entrée sur le marché canadien des exploitants de réseaux mobiles afin de favoriser la concurrence.

Instaurer des prêts sans intérêts allant jusqu’à 40 000 $ pour les rénovations vertes.

Bonifier l’Allocation canadienne pour enfants de 15 % pour les enfants de moins de 1 an.

Mettre sur pied la Banque de développement du Canada (BDC) pour fournir à un maximum de 2000 entrepreneurs par an une somme pouvant aller jusqu’à 50 000 $ au lancement d’une nouvelle entreprise.

Planter 2 milliards d’arbres et protéger 25 % du territoire terrestre et marin d’ici 2025.

Mettre en œuvre la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones.

Renforcer les pouvoirs du Commissaire aux langues officielles, moderniser la Loi sur les langues officielles et ne nommer que des juges bilingues à la Cour suprême.

Augmenter les contributions à diverses institutions internationales, dont l’Organisation mondiale du commerce et la Cour pénale internationale.

Cheminer vers l’abolition du plastique à usage unique par l’imposition de nouvelles normes et de cibles aux entreprises.

La campagne libérale en cinq temps

Des boulets

C’est inévitable pour tout gouvernement sortant : Justin Trudeau doit traîner des boulets hérités de son premier mandat. Les conservateurs font leurs choux gras de l’affaire SNC-Lavalin et des déficits accumulés, tandis que les verts et les néo-démocrates décrient chaque jour l’achat du pipeline Trans Mountain et l’absence de taxation pour les géants du web – une mesure qui se retrouve finalement dans la plateforme du parti. Le chef libéral doit aussi composer avec des écueils à l’interne, comme la mise à l’écart de ses ex-candidats Eva Nassif et Hassan Guillet, ou même sa chanson officielle et son incompréhensible version française.

Brownface et blackface

Comment l’oublier ? Une photo de Justin Trudeau déguisé en Aladin, le visage et les mains maquillés en brun, fait le tour du monde. Le cliché issu d’une soirée costumée de 2001, à l’époque où le chef libéral enseignait dans un collègue de la côte Ouest, monopolise la campagne pendant près d’une semaine, d’autant plus que deux autres occurrences de blackface ressurgissent du passé de M. Trudeau. Ces événements ne font toutefois pas bouger les sondages, pas même au sein des communautés culturelles, qui déplorent que cette histoire détourne l’attention des véritables enjeux sociaux qui les touchent.

Armes à feu

En pleine crise du blackface, le Parti libéral annonce son intention de céder aux municipalités le pouvoir de bannir les armes de poing et de racheter tous les fusils d’assaut acquis légalement au pays. La première mesure est évaluée à 250 millions ; la seconde n’est pas chiffrée. Bien que cette proposition soit l’une des plus surprenantes de la campagne, on n’en entendra presque plus parler au Québec au cours du dernier mois.

Laïcité

Un enjeu dont il est amplement question, par contre, c’est la loi québécoise sur la laïcité de l’État. Justin Trudeau met rapidement cartes sur table : même si la loi a été dûment votée par le gouvernement du Québec, il n’exclut pas de la contester en Cour suprême. Le Bloc québécois le talonnera à ce sujet pendant toute la campagne.

Finale difficile

Les libéraux passent les dernières semaines à brandir la menace d’un retour aux années Harper advenant une victoire conservatrice. Or ils ne se méfient pas du Bloc. Impuissants, ils regardent leur adversaire souverainiste les rejoindre dans les intentions de vote dans la province. À quelques jours du vote, le parti réunit à Montréal une trentaine de candidats pour implorer les Québécois de lui accorder un deuxième mandat, tout en se défendant de fomenter une coalition avec le NPD, théorie alimentée par les conservateurs.