(Ottawa) À quelques heures du dernier débat des chefs de la campagne, hier soir, des stratèges libéraux s’employaient déjà à lancer un premier appel à l’union des forces dites progressistes pour éviter l’élection d’un gouvernement minoritaire conservateur dirigé par Andrew Scheer.

« Les progressistes qui se font encourager à “voter pour un gouvernement minoritaire” devraient savoir qu’ils pourraient en avoir un : un gouvernement minoritaire Scheer soutenu par le Bloc », a écrit Gerald Butts, l’ancien secrétaire principal de Justin Trudeau, qui a repris du service afin de diriger les efforts libéraux durant la campagne électorale, sur son compte Twitter dans la journée.

Alors que les plus récents sondages indiquent que les appuis au NPD et au Bloc québécois sont en hausse, et qu’un tel mouvement met en péril l’obtention d’un second mandat libéral majoritaire au scrutin du 21 octobre, ce cri du cœur risque d’être rapidement repris par le chef libéral lui-même, au moment où tous les partis politiques s’apprêtent à entamer leur dernier tour de piste électoral avant que les électeurs ne rendent leur verdict.

PHOTO ADRIAN WYLD, LA PRESSE CANADIENNE

Justin Trudeau et Andrew Scheer

Depuis des mois, les libéraux comptent sur la chute des appuis du NPD pour lui arracher de précieux sièges, notamment au Québec, afin de compenser les pertes qu’ils anticipent dans les provinces atlantiques et dans les provinces de l’Ouest.

Mais en faisant ces savants calculs, les stratèges libéraux n’avaient pas prévu la campagne efficace que mènent actuellement le NPD et son chef, et ils n’avaient surtout pas prévu une renaissance du Bloc québécois.

À la lumière des échanges d’hier soir entre Justin Trudeau, le conservateur Andrew Scheer, le néo-démocrate Jagmeet Singh, le bloquiste Yves-François Blanchet, le chef du Parti populaire du Canada Maxime Bernier et la leader du Parti vert Elizabeth May, les électeurs de la mouvance progressiste risquent de faire fi de ce cri du cœur libéral.

S’il avait bien fait au Face-à-Face à TVA, la semaine dernière, s’il avait également réussi à tirer son épingle du jeu lors du seul débat en anglais auquel il avait voulu participer lundi soir, M. Trudeau n’a guère réussi à répéter l’exploit durant le débat animé avec brio par l’animateur Patrice Roy et son équipe de quatre journalistes. La baisse de régime survient à un bien mauvais moment, alors que le vote par anticipation commence aujourd’hui, et que bon nombre de Canadiens passeront le long week-end de l’Action de grâce en famille à soupeser leurs options.

Comme il l’a fait avec efficacité durant les autres joutes oratoires, Jagmeet Singh a constamment profité de son temps de parole pour secouer le pommier du Parti libéral afin de s’assurer que les fruits progressistes qui s’en détachent tombent dans son panier.

À maintes reprises, M. Singh a mis en relief le bilan du chef libéral qui a soulevé l’ire des tenants de la gauche, notamment l’achat d’un oléoduc au coût de 4,5 milliards, et le maintien des subventions à l’industrie des énergies fossiles, alors que les libéraux avaient promis d’y mettre fin.

« Justin Trudeau est un grand parleur, et un petit faiseur », a laissé tomber M. Singh, qui a semblé avoir uniquement le chef libéral dans sa mire presque toute la soirée. « Avec M. Trudeau, on voit encore qu’il va flasher à gauche pendant la campagne. Il dit toutes les bonnes choses, mais il va tourner à droite pendant qu’il est au gouvernement. Il n’a pas arrêté de vendre des armes à l’Arabie saoudite, par exemple, parce qu’il n’a pas le courage de le faire », a-t-il aussi affirmé.

M. Singh n’a pas ménagé non plus le chef bloquiste. « M. Blanchet a dit que voter pour le Bloc, c’est voter pour le Québec. Cela m’achale un peu parce que oui, le Bloc c’est vous, mais le Québec c’est aussi une diversité d’opinions. […] Vous n’avez pas un monopole sur le Québec. »

Prenant la balle au bond, Justin Trudeau a ajouté : « J’allais justement dire la même chose. Je suis fier Québécois. Je suis fédéraliste et je suis fier Canadien. Ce qu’on a vu en 2015, c’est que les Québécois ont choisi de faire partie d’un gouvernement, et c’est cela qui a mis fin à 10 ans de M. Harper. […] Le Bloc québécois veut reprendre une place et vouer encore une fois les Québécois à l’opposition », a-t-il notamment dit.

Sentant la menace bloquiste au Québec, Justin Trudeau a mis en doute l’utilité du Bloc dans la lutte contre les changements climatiques – un thème qui a son importance dans la Belle Province – dans un contexte pancanadien. Mais il s’est fait remettre à sa place par un Yves-François Blanchet toujours aussi en verve, qui lui a répondu que si le Bloc soumet des propositions avant-gardistes pour protéger l’environnement, le gouvernement libéral pourra toujours les appuyer.

M. Blanchet a habilement décoché une flèche en direction du chef libéral, soulignant à son tour que son gouvernement avait acheté un oléoduc à coups de milliards alors que trop de réserves autochtones n’ont toujours pas accès à de l’eau potable.

Mais M. Blanchet s’est retrouvé sur la défensive à cause de cinq candidats bloquistes qui ont tenu ou relayé des propos islamophobes dans un passé récent. Il a aussi dû expliquer sa position ambivalente concernant le projet de gaz naturel liquéfié à Saguenay, qui indispose certains des jeunes militants de son parti.

Visiblement plus à l’aise à la suite de sa performance au débat en anglais, le chef conservateur Andrew Scheer s’est montré combatif toute la soirée, attaquant à la fois Justin Trudeau et Yves-François Blanchet, ménageant Jagmeet Singh et ignorant quasiment le chef du Parti populaire Maxime Bernier.

Sur l’avortement, M. Scheer a réaffirmé sans équivoque que même s’il était pro-vie, un gouvernement conservateur n’allait pas rouvrir le dossier, « point final ! ».

Après avoir accusé le chef libéral de « mentir » aux Canadiens dans plusieurs dossiers, M. Scheer a braqué son canon vers Yves-François Blanchet. Le chef conservateur l’a accusé de se dire « ami » avec le premier ministre du Québec François Legault pendant la campagne, mais que cette amitié cesserait dès le lendemain du scrutin. « C’est clair que la priorité de M. Blanchet est de réanimer la souveraineté », a dit M. Scheer. « Je suis souverainiste », a répondu M. Blanchet.

Prenant part à son premier débat en français, Maxime Bernier a souvent tapé sur le même clou durant la soirée, celui de la saine gestion des finances publiques. À une question d’une retraitée qui demandait aux chefs s’ils comptaient bonifier les régimes de pensions, M. Bernier a affirmé sans détour que sa priorité serait de rétablir l’équilibre budgétaire à tout prix en deux ans, et qu’il verrait après quels sont les besoins prioritaires.

Il a défendu avec vigueur la Loi sur la laïcité de l’État du gouvernement Legault, talonnant Justin Trudeau pour savoir s’il allait contester la loi s’il était reporté au pouvoir. M. Bernier s’est aussi targué de diriger le seul parti qui veut réduire le nombre d’immigrants arrivant au Canada. Mais il est loin d’être acquis que sa performance lui permettra de remporter son propre siège en Beauce le 21 octobre.

Écartée du débat organisé par TVA, la leader du Parti vert Elizabeth May a consacré l’essentiel de son temps à plaider l’urgence d’agir pour contrer les effets des changements climatiques, rappelant son idée de mettre sur pied « un cabinet de guerre » réunissant des élus de tous les partis politiques pour relever ce défi.

Les six chefs ont plaidé leur cause pour la dernière fois durant un débat en direct devant les caméras. Ils reprendront la route dès aujourd’hui pour consolider leurs appuis et rallier de nouveaux électeurs à leur cause. Tout indique que Justin Trudeau devra mettre les bouchées doubles pour éviter que le pommier libéral ne se dégarnisse au profit du NPD et du Bloc québécois dans 10 jours.