Dans la foulée du récent arrêt de la Cour d’appel du Québec, qui a confirmé la constitutionnalité de la Loi sur la laïcité de l’État, « protégée » par deux dispositions de dérogation aux chartes canadienne et québécoise, les ministres Simon Jolin-Barrette et Jean-François Roberge ont publié un texte, dans ce quotidien, dans lequel ils se félicitaient « d’une grande victoire pour la nation québécoise »1.

Dans ce texte, ils écrivent notamment que : « Lorsque notre gouvernement a présenté le projet de loi 21, en mars 2019, nous avions la conviction profonde de porter la voix des Québécoises et des Québécois, de nous permettre collectivement de franchir un pas longtemps attendu en faveur d’une valeur fondamentale de notre nation : la laïcité de l’État. »

En tout respect pour ce qu’on laisse entendre dans cette lettre, et au vu de tout ce qui se dit et s’écrit depuis l’arrêt de la Cour d’appel et qui tend à alimenter la confusion autour de plusieurs enjeux clés du débat : ce n’est pas la loi sur la laïcité québécoise qui a établi le principe de la séparation du religieux et de l’État au Québec.

L’essentiel de la loi sur la laïcité : une codification de règles qui existaient déjà en 2019

Si l’on abrogeait, demain matin, la Loi sur la laïcité de l’État, le Québec serait toujours un État où le principe de la séparation du religieux et de l’État s’applique, et ce, de manière supralégislative.

Cette distinction est fondamentale pour bien évaluer l’appui concret dont jouit la Loi sur la laïcité au sein de la population québécoise. En effet, à partir du moment où une personne croit (sans jeu de mots) que l’abolition de cette loi aurait pour effet de replonger le Québec dans un régime où les religions et les pouvoirs politiques pouvaient à nouveau cohabiter au sein de l’appareil gouvernemental, il est plus que probable que cette personne sera farouchement en faveur de son maintien.

Or, pour les justiciables québécois, le seul changement concret que la Loi sur la laïcité a apporté à l’état du droit québécois (en 2019) a été d’interdire à certains agentes et agents de l’État le droit (car elles et ils l’avaient) de porter des signes religieux sur le lieu de travail. Si l’on fait abstraction de cette interdiction, tout le reste de la loi 21 a essentiellement pour effet de codifier (ou intégrer dans un texte de loi) des principes jurisprudentiels qui avaient déjà force de loi au Québec (y compris le devoir de réserve en ce qui concerne la manifestation de ses croyances religieuses, qui interdirait, par exemple, à des agents de l’État de poser des actes de prosélytisme actif sur le lieu de travail).

Déroger facilement aux droits et libertés : une « grande victoire pour la nation » ?

L’essentiel des principes affirmés dans la Loi sur la laïcité de l’État étant conformes à l’état du droit québécois antérieur à son adoption, on doit donc conclure que ce n’est que pour protéger la validité de l’interdiction du droit de certains agents de l’État de porter des signes religieux que le législateur québécois a choisi de « protéger » sa loi en y dérogeant aux chartes canadienne et québécoise. J’utilise les guillemets, en l’espèce, puisque la compatibilité de cette interdiction, qui affecte majoritairement les membres de groupes religieux minoritaires, avec les droits et libertés des Québécois n’a jamais été testée devant les tribunaux : que ce soit en vertu de la Charte canadienne ou de la Charte québécoise.

Cette dérogation préventive et mur à mur au plus vaste éventail possible de droits et libertés que le législateur avait la capacité de suspendre a également empêché la Cour d’appel de se prononcer sur l’éventuelle raisonnabilité des atteintes aux droits qui découleraient, selon toute vraisemblance, de l’interdiction imposée dans la loi 21.

C’est la légalité du recours à ces dispositions de dérogation qui a été validée par la Cour d’appel du Québec dans son récent arrêt, pas la compatibilité — sur le fond — des dispositions de la loi sur la laïcité de l’État avec les droits et libertés protégés par les Chartes canadienne et québécoise.

En bref : la laïcité à la québécoise ne se résumant pas (on l’espère sincèrement) à une interdiction du droit de certains agents de l’État de porter des signes religieux sur le lieu de travail, et la Cour d’appel ayant été empêchée de se prononcer sur la compatibilité de cette interdiction avec les droits et libertés, la « grande victoire nationale » obtenue par le gouvernement du Québec se limite donc, dans le contexte, à la confirmation qu’il est possible de suspendre l’application des Chartes, tant canadienne que québécoise, par le truchement d’un simple article de loi. Si tant est que c’en soit une, et c’est le moins qu’on puisse dire, on a déjà vu des victoires nationales qui donnent davantage envie de célébrer que celle-ci!

1. Lisez la lettre «“Une grande victoire pour la nation québécoise”» de Simon Jolin-Barrette et Jean-François Roberge Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue