C’est comme au hockey : on ne met pas fin à la partie parce que le Canadien est en avance après la deuxième période. Quoi qu’on en dise à Québec, il est normal que la contestation de la Loi sur la laïcité de l’État se retrouve devant la Cour suprême du Canada pour une troisième période.

Une cause portant sur les droits fondamentaux et l’utilisation des chartes canadienne et québécoise des droits et libertés va nécessairement être plaidée jusqu’en Cour suprême. On le savait dès le premier jour.

Alors quand le premier ministre François Legault y voit un manque de respect envers le Québec, il ne fait qu’essayer de façon peu subtile de marquer des points nationalistes, précisément le genre de discours politiquement transparent qui lui a fait perdre beaucoup d’appuis ces derniers mois.

Cela dit, des surprises pourraient nous attendre, en particulier en ce qui concerne les modalités d’utilisation de la disposition de dérogation.

Contrairement au hockey, devant les tribunaux, la troisième période est toujours décisive.

Le principe même de la dérogation – c’est-à-dire le droit du législateur d’adopter une loi qui s’applique malgré les chartes des droits et libertés – n’est pas en cause. C’est inscrit dans la Constitution canadienne et les juges ne peuvent changer cela. La manière de déroger à la Charte canadienne a été établie par la Cour suprême (dans l’arrêt Ford sur la langue d’affichage au Québec en 1988) et pourrait donc être modifiée par la Cour suprême.

Dans l’arrêt Ford, la Cour suprême n’avait énoncé qu’une obligation de forme : il suffisait qu’un article dans une loi dise qu’elle s’appliquait malgré les chartes pour que la dérogation soit valide. À l’époque, personne ne semblait envisager que cela puisse être invoqué de façon préventive.

Devant la Cour d’appel du Québec, il y a quelques mois, des opposants à la loi 21 avaient plaidé que la dérogation devrait exiger plus qu’un simple article de loi pour suspendre l’ensemble des droits et libertés protégés par les chartes.

La Cour d’appel n’a pas retenu cet argument, mais c’était prévisible : les tribunaux inférieurs vont, par déférence, laisser la Cour suprême décider si elle doit changer sa jurisprudence.

C’est peu fréquent, mais ça arrive. Dans la dernière décennie, la Cour suprême l’a fait deux fois sur des questions majeures. D’abord, sur l’aide médicale à mourir. En 1993, la Cour avait refusé à Sue Rodriguez d’avoir recours à ce qu’on appelait à l’époque le suicide assisté. Mais en 2015, la Cour suprême a constaté les changements dans la société canadienne à ce sujet et ouvert la porte à l’aide médicale à mourir.

En 2015, la Cour a aussi reconnu qu’il y avait un droit constitutionnel à la négociation collective et a élevé le droit de grève au rang de droit constitutionnel protégé par la Charte canadienne des droits et libertés.

Les opposants à la Loi sur la laïcité de l’État ont plaidé devant la Cour d’appel du Québec que l’utilisation préventive de la disposition de dérogation allait à l’encontre de l’idée même des chartes des droits et libertés. À quoi bon mettre des droits fondamentaux à l’abri de décisions arbitraires ou discriminatoires des politiciens, si ceux-ci peuvent les ignorer sans autre justification que l’adoption d’un simple article de loi ? La Cour d’appel n’a pas retenu cet argument.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

La Cour d’appel du Québec

Mais en Cour suprême, cela devrait donner lieu à un débat très intéressant – où il y aura de bons arguments des deux côtés – entre le droit des élus de légiférer et la protection des droits des minorités.

Une possibilité, évoquée devant la Cour d’appel, serait d’utiliser un test déjà édicté par la Cour suprême. Le test de l’arrêt Oakes dit qu’une loi ne peut limiter un droit que sous certaines conditions. Cette loi doit notamment avoir un objectif qui répond à des préoccupations « urgentes et réelles », et porter le moins possible atteinte au droit en question.

Si on appliquait ce test – et il n’est pas du tout certain que la Cour suprême voudra le faire –, la loi 21 serait vulnérable.

Comment démontrer que cette loi répond à des préoccupations « urgentes et réelles » quand on sait qu’en cinq ans, elle n’a été appliquée que dans un seul cas ? Une enseignante suppléante en Outaouais a été mutée de la salle de classe à des tâches administratives parce qu’elle portait le voile.

Pas certain, donc, que cela soit suffisant pour démontrer le caractère urgent de la loi.

Pour les prochains mois, en attendant que la Cour suprême entende la cause, les politiciens feraient bien de parler moins souvent. Ainsi, le premier ministre François Legault répète beaucoup, ces jours-ci, que la loi est populaire. C’est un fait. Mais devant la Cour suprême, cela peut devenir un argument contre elle.

Les chartes sont là pour protéger des droits – même ceux qui sont parfois impopulaires comme la liberté de religion – contre une majorité qui y serait hostile ou indifférente. Et la popularité d’une loi n’est vraiment pas le genre d’argument que la Cour suprême va retenir.

Dans une version précédente de ce texte, nous indiquions que c'est en 1995 que la Cour suprême a constaté les changements dans la société canadienne, ouvrant ainsi la porte à l’aide médicale à mourir. Or, c'était en 2015. Nos excuses.

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