J’ignore à partir de quel âge on peut commencer à se dire « vieux ». Ces dernières années, pour préserver mes genoux et mon dos trop usés, j’ai dû renoncer au jogging et au hockey, et il ne me reste plus désormais que la marche, le ski de fond et le vélo pour garder la santé. Pour les profs de cégep, il n’y a peut-être qu’un seul critère sérieux qui confirme qu’on est passés de « jeunes » à « vieux » : c’est quand nous découvrons soudain que les élèves assis devant nous pourraient être nos enfants.

Je ne sais pas si c’est un effet de l’âge, mais il se trouve que j’ai de moins en moins envie de critiquer. Bien des textes « d’opinion » que je commence le matin finissent à la poubelle le soir, quand je me rends compte, tout bien pesé, qu’il y a une autre manière de voir les choses, que ma « pensée pressée », pour le dire comme Jean-Philippe Pleau⁠1, a pris à mon insu des raccourcis et que je risque simplement, encore une fois, d’ajouter du bruit au bruit.

Oh, n’ayez crainte : je sais encore m’indigner, cela m’arrive même plusieurs fois par jour. Je pourrais vous parler de l’indifférence absolue d’une grande partie de la classe politique et de la société à l’égard des élèves défavorisés, du scandale de ce gouvernement qui, après avoir accordé aux députés et aux policiers des augmentations considérables et n’avoir presque rien arraché aux médecins spécialistes, redécouvre soudain les vertus de la « saine gestion » et propose encore une fois aux profs de s’appauvrir – comme aux infirmières et aux autres professionnels, d’ailleurs.

Mais je m’égare. Je parlais de vieillissement, de la nécessité du silence et du recul. De plus en plus, je sens le besoin de me tourner vers la lumière, de chérir la beauté et de la défendre, où qu’elle se trouve. C’est pour cela que j’ai été heurté, il y a quelques semaines, quand un militant écologiste a barbouillé de peinture rose la vitre protectrice d’un tableau de Tom Thomson, Northern River, au Musée des beaux-arts à Ottawa. Ce tableau peint en 1915, et aussitôt acheté par le musée, mes beaux-parents en ont accroché dans leur salon une reproduction, dont les couleurs subtiles, traversées par une rangée d’épinettes noires, donnent à la nature et au geste de peindre tout leur relief.

Et je me disais, en voyant des images du tableau souillé : quel dommage pour un défenseur de la beauté (car c’est bien de cela qu’il s’agit avec l’écologie) de devoir s’en prendre ainsi… à la beauté. Des gens sérieux et raisonnables m’ont rappelé que la peinture n’avait pas été touchée et que le tableau retrouverait bientôt sa place au musée. Et pourtant, il y a dans ce monde tant de choses laides auxquelles un militant aurait pu s’attaquer !

En roulant à vélo il y a quelques jours, je pensais à Daniel Bélanger, et aux paroles de sa plus grande chanson, La fin de l’homme : « La poésie est là tout autour/Fragile, fragile, fragile, et puis c’est fini/La beauté dispose et n’a besoin de personne. » Je longeais la rivière des Prairies du côté de Laval, passais à travers Duvernay et Saint-Vincent-de-Paul, dont la superbe église, avec ses hauts clochers, me faisait penser à un vaste deux-mâts prêt à voguer vers le soleil naissant.

Je progressais à mon rythme, je n’avais ni chronomètre ni téléphone – d’ailleurs, je n’en possède pas, je n’ai qu’un vieil ordinateur portable cassé en deux, sur lequel j’écris ces lignes, assis à ma table, au bord de la fenêtre. J’étais parfaitement indisponible : coupé du monde et de ses réseaux, je pouvais enfin goûter au bonheur de l’instant.

Avant de revenir sur l’île de Montréal, sur la partie est du boulevard Gouin, où je verrais défiler des maisons d’époque, des pavillons d’architecte et des villas italiennes au kitsch rutilant, je devais traverser le pont de l’autoroute 25. Je regardais les voitures filer à toute allure, dans une course perdue d’avance, et j’avais l’impression que le cours de la rivière, par un étrange effet de contradiction, avait choisi de s’arrêter. À la hauteur de l’île Boutin, au pied du pont, l’eau cheminait si lentement qu’on aurait cru qu’elle reculait, comme pour mieux résister au mouvement inexorable des choses.

Alors que je quittais les hauteurs du pont pour rejoindre la rive, soudain la beauté s’est imposée à moi, juste avant d’atteindre le boulevard : sur la pente abrupte de l’autoroute où des bottes de trèfle avaient poussé, au milieu du jour, deux petits faons, âgés de quelques mois à peine, broutaient paisiblement, dans une souveraine indifférence. Je me suis arrêté, à trois mètres de distance, j’ai commencé à sourire, j’ai murmuré quelques mots. « La beauté dispose et n’a besoin de personne », pensais-je. Alors que tout conspirait à les faire disparaître, on aurait dit que ces petites bêtes innocentes n’étaient là que pour moi.

Dans cet été qui ne voulait pas finir, ce n’est pas au bout du monde que j’avais fait mon plus beau voyage, mais tout à côté de chez moi, à vélo autour de mon île, dans ce pays proche qui attendait seulement que je le découvre et m’ouvre à lui.

1. Jean-Philippe Pleau vient de publier Au temps de la pensée pressée chez Lux éditeur.

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