Avant d’être des fournisseurs de services, les organismes communautaires sont des fournisseurs d’expertise. Et quand cette expertise se perd dans les fermetures d’organismes et les départs d’employés, c’est nous tous qui sommes fragilisés.

Dans le milieu communautaire, le contexte actuel apporte son lot de défis. Les organismes se débrouillent trop souvent avec les moyens du bord, ce qui les place devant un choix déchirant : « Si je le fais (que ce soit une dépense, une embauche ou une autre initiative), je suis coincé et si je ne le fais pas, je suis également coincé. »

La semaine dernière, pour la deuxième fois cette année, j’ai signé une lettre que je n’avais pas envie de signer : une lettre de remerciements aux responsables d’un organisme communautaire qui fermait ses portes.

Je l’ai fait le cœur chargé d’émotions contradictoires : gratitude, tristesse et inquiétude. Gratitude, pour ces plus de 20 années à aider des personnes en situation de vulnérabilité. Tristesse, en me demandant qui allait prendre la place de cet organisme essentiel. Et inquiétude, parce que je vois cette même fragilité au sein de bien d’autres organismes communautaires.

Nous recevons beaucoup d’appels de dirigeants à bout de souffle. Je demande toujours à mes collègues ce qui en est la cause. La réponse est systématiquement une variation sur le même thème : un financement inadéquat et limité en raison de plusieurs contraintes, ce qui entraîne des pressions sur la main-d’œuvre.

Nous avons récemment lancé la quatrième mesure de l’indice d’anxiété financière⁠1 et, sans surprise, les données démontrent que les populations vulnérables (personnes ayant des limitations fonctionnelles, personnes racisées, personnes à faible revenu ou personnes sans diplôme d’études postsecondaires) sont plus touchées. Le sondage reflète également ce que nous observons sur le terrain : le maintien des préoccupations liées aux dépenses quotidiennes (se loger et se nourrir) peut avoir un impact sur la santé mentale. Ces constats soulignent une fois de plus l’importance d’appuyer de manière durable les organismes communautaires afin d’aider ceux et celles dont la situation est difficile.

Les organismes que nous soutenons sont issus de l’action communautaire autonome, c’est-à-dire qu’ils tentent de résoudre des problèmes ou de promouvoir des changements qui ne sont pas la priorité d’institutions comme le gouvernement, la santé publique ou les villes. Ces organismes qui forment le tissu social du Grand Montréal travaillent à renforcer la capacité de la communauté à répondre à ses propres besoins. C’est un aspect fondamental pour comprendre le travail des organismes communautaires (et cette chronique, du même coup).

La perte d’expertise

Les organismes communautaires ne sont pas des fournisseurs de services. Je préfère dire qu’ils sont des fournisseurs d’expertise.

Ce sont des regroupements de gens dévoués qui s’appuient sur le travail effectué depuis longtemps par ceux qui ont reconnu la présence d’enjeux sociaux sur leur territoire. Ils connaissent les utilisateurs de leurs services et les enjeux locaux et régionaux, et ils sont aux premières loges pour observer la vulnérabilité et l’anxiété grandissantes. Ce sont eux, les témoins privilégiés de ce qui se passe dans les quartiers du Grand Montréal.

Lorsque je les rencontre, je leur demande toujours : « À quoi rêvez-vous ? » Il y a deux ans, les dirigeants d’organismes se projetaient encore dans l’avenir, se voyaient grandir et offrir plus de services à plus de gens. En 2024, les rêves sont devenus pragmatiques, terre à terre. Une constante : « J’aimerais pouvoir garder mes employés et mieux les payer. » Simple comme ça.

Pour ces organismes, chaque sou compte. Pas de gaspillage, ici. Je visite des organismes qui ont 18 employés et un budget de 1,2 million. Faites le calcul : vous comprendrez rapidement que le salaire moyen est peu élevé et qu’il n’y a pas souvent de régime d’assurances collectives, et encore moins de REER offert par l’employeur. Dans un tel contexte, la perte d’une subvention peut faire très mal. Ajoutez à cela les effets de la pénurie de main-d’œuvre des deux dernières années et vous comprendrez comment l’on se retrouve face à l’un des plus grands enjeux du secteur communautaire : la perte d’expertise.

Ce phénomène de « portes tournantes » et de fermeture d’organismes est dangereusement contre-productif. Encore plus dans le contexte de complexité grandissante des cas que connaissent certains organismes.

J’ai rencontré il y a quelques semaines la dirigeante d’un organisme qui offre des services à des personnes qui vivent des moments difficiles ou une période de transition, allant d’une arrivée au pays à des enjeux de santé mentale ou la perte d’un emploi. Ces personnes ont besoin qu’on prenne le temps de les écouter, mais surtout de les comprendre. Avec elles, il faut développer une forme d’écoute mutuelle qui profite aux deux interlocuteurs et qui permet de mieux cerner les enjeux, et donc de mieux intervenir.

Cette approche fonctionne, tous les organismes communautaires vous le diront. Mais elle repose entièrement sur l’expertise des intervenants et leur financement. Deux organismes qui ferment, une intervenante qui part : voilà comment on arrive à des trous de services pour les personnes vulnérables, ce qui met encore plus de pression sur les autres organismes. Cette fragilité menace directement le tissu social que nous avons collectivement tissé.

En moins de quatre mois, cette année, les deux lettres que j’ai signées représentent deux mailles en moins dans le filet. Il ne faudrait pas penser que sa capacité de régénération est éternelle.

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