Chronomètre pour bousculer l’acheteur, menus inutilement complexes pour vous déboussoler, abonnements obtenus sans réel consentement : le web regorge de ce qu’on appelle des « interfaces trompeuses », dark patterns en anglais. Des experts comme MClément Camion, de la firme En Clair, les débusquent. Entrevue.

Pouvez-vous présenter votre firme, En Clair ? Vous êtes spécialisé, chose intrigante, « dans le langage clair » ?

Notre mission, c’est de simplifier les documents juridiques et contractuels à la base. Nos clients sont des entreprises, de grandes organisations, on a des organisations publiques ou des entreprises privées. Vous connaissez Éducaloi, un organisme de vulgarisation juridique ? Geneviève Fortin, qui fait partie des trois associés fondateurs d’En Clair, a cofondé Éducaloi au début des années 2000. On vient du monde du « langage clair » en droit.

Comment résumer ce concept d’« interfaces trompeuses » ou « truquées » ?

C’est un phénomène d’asymétrie informationnelle entre une entreprise, une organisation qui articule un discours ou un parcours, et un utilisateur qui est souvent pressé, qui a des biais cognitifs. Les interfaces trompeuses, ou dark patterns, définis dès 2010 par Harry Brignull, sont des façons d’exploiter cette asymétrie informationnelle entre l’organisation et l’utilisateur ou les utilisateurs. Un dark pattern, c’est d’abord et avant tout un choix de conception, c’est une décision de design. Ce n’est pas nécessairement de la fraude ou de la malhonnêteté.

Faites-nous un état des lieux. On en croise beaucoup sur le web, de ces interfaces trompeuses ?

Mon expérience personnelle, c’est que, chaque fois que je navigue sur un site web, j’en vois. On a, avec le numérique, la puissance d’analyse des comportements avec des données quantifiées. On arrive à dire : « ceci est addictif, les gens reviennent ». On est proche de la machine à sous dans certains contextes. L’exemple que je trouve le plus parlant, c’est Amazon Prime. Il est facile d’y souscrire, peut-être par inadvertance dans certains cas, parce que le bouton qui semble être le bouton suivant est en fait un bouton d’abonnement. Et puis pour se désabonner, là, c’est un parcours du combattant.

Que pensez-vous des fenêtres qui nous accueillent maintenant dans presque tous les sites pour obtenir notre consentement ?

Les « bannières témoins » sont souvent là pour biaiser notre choix. C’est agaçant, c’est fatigant, c’est un obstacle sur notre chemin pour atteindre l’information. Bien souvent, on accepte, on consent parce que sinon, on n’a pas accès au site. C’est le dark pattern le plus fréquent et, malheureusement, ce sont les nouvelles réglementations qui ont créé ça.

Mais l’internaute n’a-t-il pas la possibilité de dire non, tout simplement ?

Il y a une étude de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, en France – ils sont très alertes sur les questions de design. Ils ont commandé en 2023 une étude sur les bannières témoins. Ils ont gardé le même contenu, le même consentement, mais en jouant sur les boutons, leur couleur, et ont demandé aux sujets s’ils voulaient être suivis. Entre 50 et 75 % ne veulent pas être suivis, mais, selon l’interface qu’on leur offre, on peut obtenir des taux de consentement jusqu’à 80 %.

À quel point a-t-on le choix d’accepter ou de refuser ?

Ce n’est pas une fatalité. Il y a des sites qui me demandent mon consentement en étant très équilibrés. Le diable est dans les détails. Un autre exemple : les essais gratuits qui se transforment en abonnements payants. L’utilisateur va oublier puis va finir par payer, peut-être malgré lui. On est humain, on a plein de biais cognitifs qui font que notre mémoire nous fait défaut.

Ces « biais cognitifs » sont-ils bien connus des concepteurs de sites ?

Il y en a 180, des biais cognitifs répertoriés. Par exemple, tromper les utilisateurs avec des barres de progression qui sont fausses. On exploite le biais d’achèvement : les gens aiment accomplir des tâches, alors on leur dit qu’ils sont à 80 % et donc sur le point d’achever, mais ils ne le sont pas réellement. Ou alors on peut aller chercher des informations un peu plus sensibles, mais plus tard, juste avant que l’on conclue.

On peut également exploiter le sentiment d’urgence de la personne avec de la fausse rareté, ou un chronomètre qui nous dit qu’il reste trois minutes pour conclure la transaction. Il y a des contextes où c’est justifié, mais c’est parfois uniquement pour exploiter le sentiment d’urgence.

On touche ici à une difficulté majeure : comment savoir si c’est justifié ?

Ce n’est pas toujours clair. Est-ce que c’est vraiment fait pour atteindre une fin ou est-ce du mauvais design ? Ça crée parfois de fausses croyances, comme l’idée que tel système de plaintes est tellement compliqué qu’il est fait pour me décourager.

Y a-t-il des recours pour le commun des mortels ?

On est face à la complexité du système d’encadrement. Il y a le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC), l’Autorité des marchés financiers, la Commission d’accès à l’information, la Commission des plaintes relatives aux services de télécom-télévision (CPRST)… La mission de tous ces organismes est quand même segmentée, les enjeux de faible intensité, de très faible valeur, ça n’en vaut pas la chandelle à titre individuel. À ce moment-là, il y a des cabinets qui se spécialisent là-dedans : l’action collective peut être une option.

Quelles sont les solutions ?

Il y a peut-être des solutions techniques, technologiques qui vont émerger. Et le fait de nommer le phénomène des interfaces trompeuses, de dire que ce n’est pas une fatalité, que ça pourrait être autrement… Comme consommateur, ça nous donne un pouvoir. Et les entreprises peuvent faire mieux. Nous, c’est ce qu’on fait chez En Clair. On les accompagne, on fait des recherches, on leur dit comment atteindre leurs objectifs d’affaires sans avoir des pratiques qui sont éthiquement douteuses. Parce qu’à long terme, ce n’est pas stratégique, ce n’est pas gagnant. Ce qu’il y a en jeu, c’est la perte de confiance, d’abord dans un commerçant, puis dans toute une industrie.

Par souci de concision et de clarté, cette entrevue a été remaniée.

Clément Camion en bref

  • Collabore à Éducaloi de 2011 à 2016
  • Diplômé du programme BCL/LLB de la Faculté de droit de l’Université McGill en 2013
  • Chercheur associé du Laboratoire de cyberjustice de l’Université de Montréal en 2014
  • Membre du Barreau du Québec depuis 2016
  • Avocat spécialiste en vulgarisation puis associé au sein de la firme montréalaise En Clair Service-Conseil depuis 2017