Onze ans après le jugement Éric c. Lola, Québec se décide à réformer le droit de la famille pour les parents conjoints de fait. Enfin !

Actuellement, les parents conjoints de fait ont peu de protection financière en cas de séparation. Un parent conjoint de fait qui fait des sacrifices financiers et professionnels pour s’occuper des enfants peut seulement être dédommagé dans des circonstances exceptionnelles, si son conjoint s’est enrichi en raison de ces sacrifices. En pratique, ce recours est souvent réservé aux gens plus aisés qui ont les moyens d’engager un avocat.

La réforme du droit familial proposée par le ministre de la Justice Simon Jolin-Barrette attribuera, en cas de séparation, une compensation au parent conjoint de fait qui a fait des sacrifices pour les enfants, à certaines conditions. La hausse de la valeur d’une partie du patrimoine (résidence principale, meubles et voitures) durant la vie commune avec les enfants sera aussi séparée en parts égales entre les parents conjoints de fait qui se séparent.

Pourquoi veut-on imposer ces obligations à des parents qui ont choisi de ne pas se marier ? Parce qu’il est dans l’intérêt des enfants qu’un parent qui fait des sacrifices importants pour la famille n’en soit pas pénalisé en cas de séparation.

Quelle est la plus grande qualité de cette réforme ? Le fait qu’elle arrive enfin, car notre droit familial est périmé depuis longtemps. La dernière réforme datait des années 1980.

Mais le projet de loi 56 comporte aussi trois failles majeures, et une mineure.

Il faut espérer que le gouvernement Legault aura l’écoute et l’humilité de les corriger. Sinon, au lieu d’être une réforme majeure, cela risque d’être la réforme du strict minimum.

Sur les questions financières, on a l’impression que chaque fois qu’il avait à trancher, le gouvernement Legault a donné la protection minimale aux parents conjoints de fait. On exclut les régimes de retraite du patrimoine familial. On permet aux couples d’éviter le partage du patrimoine familial en passant chez le notaire. On prend la méthode de calcul la moins généreuse pour dédommager le conjoint qui a fait des sacrifices pour la famille.

Pris isolément, chacun de ces arbitrages peut se justifier. Quand on les cumule, on se retrouve avec une réforme trop timide.

Pour bonifier mes réflexions, j’ai demandé à quatre experts en droit de la famille ce qu’ils pensaient du projet de loi 56. Trois d’entre eux (MRobert Leckey, doyen à la faculté de droit de l’Université McGill, MDominique Goubau, professeur associé en droit à l’Université Laval, et MMarie Annik Walsh, du cabinet Dunton Rainville) estiment que la réforme ne va pas assez loin. La quatrième experte, la professeure Andréanne Malacket (Université de Sherbrooke), la qualifie de « correcte mais perfectible ».

Voici quatre façons d’améliorer la réforme, en ordre d’importance :

1) Pas seulement pour les enfants nés après juin 2025

C’est une faille énorme : la réforme s’appliquera seulement aux parents conjoints de fait qui auront un enfant après le 29 juin 20252. Au départ, elle ne touchera presque personne, même si 65 % des enfants nés au cours des dernières années l’ont été hors mariage.

Les lois « rétroactives » en matière familiale sont rarement populaires, et la CAQ a voulu faire le moins de vagues possible.

D’un côté, le législateur change les règles en disant que c’est dans l’intérêt des enfants de dédommager adéquatement sur le plan financier le parent qui s’est appauvri pour prendre soin des enfants. De l’autre, il garde le statu quo pour les dizaines de milliers de parents avec des enfants en bas âge, dont beaucoup de mères font actuellement ces sacrifices. C’est illogique, injuste, contraire à l’intérêt des enfants et au principe fondamental de l’égalité hommes-femmes.

Trois des quatre experts sont opposés à cette décision, et la quatrième, MAndréanne Malacket, avoue avoir un « malaise ».

Si la CAQ veut puiser dans sa réserve de courage politique, il existe un compromis raisonnable : assujettir aussi à la nouvelle loi tous les couples en union parentale dont les enfants sont âgés de moins de 14 ans en juin 2025⁠1, en donnant à ces couples la possibilité de s’en exclure en allant voir un notaire. (Les parents dont les enfants sont nés après juin 2025 ne pourraient pas s’en exclure, évidemment.) Québec avait procédé de façon similaire en 1989 avec le patrimoine familial pour les couples mariés (les débats avaient été animés).

2) Bonifier la prestation compensatoire

En Ontario, les conjoints de fait peuvent avoir droit à une pension alimentaire (d’une durée moins longue que pour les époux) et un recours pour enrichissement injustifié (quand un conjoint s’appauvrit au bénéfice de l’autre).

Le régime québécois sera beaucoup moins généreux. En soi, ce n’est pas grave. Ce sont des choix de société.

Québec a opté pour une prestation compensatoire seulement pour le parent conjoint qui s’est appauvri en faisant des sacrifices pour la famille (les sacrifices doivent aussi avoir contribué à l’enrichissement de l’autre conjoint). C’est un peu l’équivalent du recours actuel pour enrichissement injustifié, que Québec a quelque peu rétréci.

MLeckey et MGoubau auraient utilisé la pension alimentaire, un mécanisme plus flexible, plus généreux et qui couvre davantage de situations.

Mais le choix de Québec se défend. L’objectif est de compenser de façon juste et équitable les sacrifices liés à la présence des enfants, et la prestation compensatoire est un bon moyen pour y arriver.

Le problème, c’est que la méthode de calcul de la prestation compensatoire prévue est très restrictive, davantage que l’interprétation actuelle des tribunaux pour l’enrichissement injustifié dans certains cas.

On devrait aussi ajouter des présomptions pour faciliter la preuve, suggère MMalacket.

Et on gagnerait aussi à avoir des lignes directrices pour en préciser les critères, sinon ça deviendra vite compliqué en matière d’accès à la justice.

3) Pas de droit de retrait pour le patrimoine familial

Contrairement aux couples mariés, on permet aux conjoints de fait de se soustraire à l’avance aux règles du patrimoine de l’union parentale. À mon humble avis, c’est une erreur. Il ne devrait pas y avoir un tel droit de retrait avant la séparation. Trois des quatre experts sont d’accord sur ce point.

4) Inclure les résidences secondaires

Québec a choisi de ne pas inclure les résidences secondaires (ex. : les chalets) dans le patrimoine de l’union parentale. Ça touche moins de gens. Mais les quatre experts sont unanimes : ça n’a pas de bon sens. Parions que cette omission sera corrigée prochainement.

Aurait-on dû inclure les régimes de retraite dans le patrimoine de l’union parentale, comme pour les couples mariés ? Les quatre experts sont divisés à deux contre deux. Si j’avais à trancher ? La décision de Québec d’exclure les régimes de retraite se défend. « Ça n’aurait pas été accepté [sur le plan social], pense MWalsh. On n’est pas rendu là. »

Tout n’est pas négatif dans cette réforme. Il y a des éléments positifs qui méritent d’être soulignés.

On donne un droit d’usage de la résidence familiale si un conjoint obtient la garde des enfants, comme pour les couples mariés. Fini le temps où le conjoint propriétaire pouvait chasser l’autre de la maison sans égard à l’intérêt des enfants.

On s’attaque aux parents conjoints qui multiplient les procédures judiciaires pour épuiser l’autre parent moins nanti⁠2.

On donne un droit successoral au parent conjoint en couple depuis plus d’un an.

On crée un patrimoine d’union parentale.

Mais tant qu’on ne réglera pas les quatre failles importantes mentionnées plus haut, cette réforme restera globalement décevante, après autant d’années à attendre.

1. Pourquoi 14 ans ? Parce qu’il faut tracer la ligne quelque part. Ça pourrait être aussi 12 ans.

2. Les protections contre les procédures judiciaires pour épuiser l’autre parent s’appliqueront à tous les couples, peu importe la date de naissance de l’enfant.

Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue

La réforme du droit de la famille en bref

Voici ce à quoi auront droit les parents en cas de séparation, qu’ils soient mariés ou non, si la réforme du droit de la famille proposée par Québec est adoptée.

Si les parents sont mariés

Pour le patrimoine familial : les époux séparent en parts égales la valeur des résidences, les biens meubles, les voitures, les contributions aux régimes de retraite. On sépare seulement la hausse de la valeur nette de ces biens durant le mariage. On ne peut pas y renoncer à l’avance, seulement à la fin du mariage. Les autres biens acquis pendant le mariage sont aussi séparés, mais les conjoints peuvent renoncer à ce partage devant un notaire. Les dons et les héritages sont exclus de ces partages.

Pension : un époux peut obtenir une pension alimentaire pour lui, si les circonstances le justifient. On ne peut pas y renoncer avant le mariage, seulement à la fin du mariage. Il y a aussi une pension alimentaire pour les enfants. Dans certains cas, un époux peut aussi obtenir une prestation compensatoire.

Vente de la résidence familiale : même après la séparation, un époux ne peut pas vendre unilatéralement la résidence familiale. Un époux qui obtient la garde des enfants peut demander un droit d’usage de la résidence familiale.

Succession : un époux hérite du tiers de la succession au décès de l’autre parent conjoint, les deux tiers vont aux enfants.

Si les parents ne sont pas mariés

Pour le patrimoine d’union parentale : les parents conjoints de fait se séparent en parts égales la valeur nette des biens meubles, des voitures et de la résidence familiale principale. On sépare seulement la valeur nette de ces biens après la naissance des enfants. On peut y renoncer en tout temps durant l’union parentale par une déclaration chez le notaire, en tout ou partiellement. Les régimes de retraite, les résidences secondaires et les autres biens sont exclus de ce partage.

Pension : les parents conjoints de fait n’ont pas droit à une pension, mais peuvent obtenir une prestation compensatoire si un parent conjoint s’est appauvri parce qu’il a pris soin des enfants et que l’autre parent s’est enrichi en raison de ces sacrifices. On ne peut pas renoncer à l’avance à ce droit. Il y a une pension alimentaire pour les enfants.

Vente de la résidence familiale : comme pour le mariage, un parent conjoint de fait ne peut pas vendre unilatéralement la résidence familiale durant l’union. Un parent conjoint qui obtient la garde des enfants peut demander un droit d’usage de la résidence familiale.

Succession : comme pour le mariage, le parent conjoint de fait hérite du tiers de la succession au décès de l’autre parent conjoint, s’ils forment un couple depuis plus d’un an lors du décès.