Cela se passait durant la campagne électorale fédérale de 1993. Nous étions dans un sous-sol d’église, dans l’ancienne ville de Hull. La salle était pleine à craquer. Lucien Bouchard prenait l’histoire du Québec à témoin pour expliquer la naissance du Bloc québécois. Expert des montées dramatiques, il expliquait nos défaites, exaltait nos victoires, stimulait notre fierté.

Cet orateur exceptionnel s’adressait tout à la fois à notre raison et à nos émotions. Il pouvait utiliser des mots comme « solution idoine » ou « Jean Chrétien, homme lige de Trudeau » et quand même nous donner envie de prendre d’assaut, à un contre trois, les puissantes forces fédéralistes de l’Outaouais. Le tribun était magistral, l’époque était grande, le rôle du Bloc était évident.

Pendant les 10 années qui ont suivi la trahison de 1982, des gens comme Brian Mulroney ont tout fait pour que le Québec retrouve une place, et un peu de dignité, au sein du Canada. L’accord du lac Meech puis celui de Charlottetown ont échoué. Nous étions passés de l’arrogance de Trudeau à l’impuissance de Mulroney, avec un détour par les compromissions de Bourassa. Tous les chefs fédéralistes avaient échoué. Il restait maintenant l’autre option : l’indépendance.

Dans ce contexte, l’existence du Bloc allait de soi. Les élections de 1993 devaient placer des souverainistes à Ottawa et celles de 1994 faire la même chose à Québec. Un référendum serait déclenché, l’indépendance serait faite. Le rôle du Bloc joué, il disparaîtrait. J’ai quelque part un vieux t-shirt où l’on peut lire : « J’ai participé à la seule et dernière campagne du Bloc québécois ». On connaît la suite.

Depuis cette époque, à chaque élection fédérale, on se demande à quoi sert le Bloc.

Ce ne sera pas le cas lors de la prochaine campagne.

PHOTO BLAIR GABLE, ARCHIVES REUTERS

Du point de vue du Québec, le chef conservateur Pierre Poilievre (à gauche) ressemble dangereusement au premier ministre Justin Trudeau (à droite), écrit notre collaborateur.

Nous sommes devant un premier ministre au très maigre bilan dont un des seuls arguments électoraux sera de nous inciter à avoir peur de Pierre Poilievre, qu’il qualifiera de mini-Trump. De son côté, le chef conservateur martèlera l’idée qu’un vote pour le Bloc est un vote pour maintenir l’impopulaire Justin Trudeau au pouvoir. En surface, ces deux arguments seront séduisants.

Toutefois, au Québec, cet appel au vote stratégique atteindra vite ses limites. Dans la majorité des circonscriptions à tendance libérale, le Bloc est le seul capable de battre les libéraux. Dans la majorité des circonscriptions à tendance conservatrice, le Bloc est le seul capable de battre les conservateurs.

Pourquoi ? Parce que dans l’immense majorité des circonscriptions, le Bloc est celui qui représente le mieux le Québec.

En effet, du point de vue du Québec, M. Poilievre ressemble dangereusement à M. Trudeau. Il veut, lui aussi, continuer à augmenter la production de pétrole. Il refuse, lui aussi, les demandes du Québec pour le financement de la santé. Il rejette, lui aussi, la loi québécoise sur la laïcité. Il n’a jamais, lui non plus, remis en question les seuils d’immigration fédéraux.

Comme M. Trudeau, il ne s’émeut pas outre mesure du recul, tous azimuts, du français. Alors que M. Trudeau conçoit le Canada comme un État postnational qui, dans les faits, nie l’existence même de la nation québécoise, M. Poilievre ne le dénonce pas.

Par ailleurs, même s’il mène largement la course au Canada, M. Poilievre reste un conservateur auquel les conservateurs québécois eux-mêmes ont souvent de la difficulté à s’identifier. Son style agressif, à l’américaine, en rebute beaucoup. Il a voté quatre fois contre le fait que les entreprises fédérales soient soumises à la loi 101, il s’est opposé trois fois au bilinguisme des juges à la Cour suprême. Il appuie Israël sans nuance. Il est hostile envers tout « système de garderie étatique ».

PHOTO SPENCER COLBY, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Pierre Poilievre lors d’un rassemblement conservateur à Ottawa, dimanche dernier

Son approche pour lutter contre la criminalité, basée sur des peines minimales, nous ramène à l’affrontement Québec-Canada sur les jeunes contrevenants où le modèle canadien, basé sur l’emprisonnement, nuisait au modèle québécois, de loin le plus efficace, basé sur la prévention⁠1.

Finalement, les changements climatiques semblent le dernier des soucis du chef conservateur. Pour lui, la taxe carbone est « radicale ». Il y a une semaine, il était même prêt à faire tomber le gouvernement sur cet enjeu alors que pour bien des économistes, à droite comme à gauche, elle est un des rares mécanismes de lutte contre les GES qui fonctionnent⁠2.

Illustration forte de l’insignifiance de plus en plus grande du Québec dans le Canada, M. Poilievre veut faire de la taxe carbone la question de l’urne… même si elle ne s’applique pas au Québec !

En 1993, Lucien Bouchard avait fait campagne armé d’un slogan audacieux : « On se donne le vrai pouvoir ». À quoi bon, disait-il, être au Conseil des ministres dans un gouvernement conservateur ou libéral si c’est pour aller à l’encontre des intérêts et de la volonté du Québec ?

Le vrai pouvoir consistait donc à porter sans contrainte la voix du Québec à Ottawa. Messieurs Trudeau et Poilievre construisent un Canada qui nous ressemble de moins en moins. L’histoire se répète. Le Bloc reste essentiel.

1. Lisez « Jeunes contrevenants : le fédéral devrait suivre l’exemple du Québec » du Devoir 2. Lisez « Tarification carbone : 165 professeurs d’économie canadiens plaident en sa faveur » de L’actualité Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue