Aux États-Unis, la question de l’âge de Joe Biden est devenue, pour le candidat démocrate, un véritable boulet. Critiques légitimes ? Âgisme ? Dans la foulée de son discours sur l’état de l’Union, notre chroniqueur a recueilli l’avis de deux gériatres à ce sujet.

Ce qui dérange Quoc Dinh Nguyen dans le débat entourant l’âge de Joe Biden peut sembler paradoxal, venant d’un médecin.

Ce gériatre déplore une tendance à la « simplification », soit « un désir de ramener ça à la dimension expertise médicale, maladies, conditions médicales, plutôt que de regarder les réalisations de quelqu’un ».

Ses critiques, me dit-il, valent aussi pour ce qui s’est produit en 2016 lors de la course à la Maison-Blanche. À l’époque, souvenons-nous, Donald Trump affrontait Hillary Clinton.

« C’était de l’état cognitif, psychologique, psychiatrique de Donald Trump qu’on parlait. Et cette fois-ci, on parle de l’état cognitif de Joe Biden », souligne-t-il.

Je ne peux que lui donner raison.

Depuis un certain temps, le sujet de l’âge de Joe Biden (81 ans) occupe une place considérable dans la discussion publique sur l’élection présidentielle. Dans certains médias américains, j’ai parfois l’impression que le sujet frôle l’obsession.

C’est pourquoi j’ai réuni, le temps d’une entrevue, deux gériatres, Quoc Dinh Nguyen (36 ans) et David Lussier (54 ans). Les opinions de ces deux médecins sur les questions reliées à la vieillesse m’éclairent depuis plusieurs années.

Quoc Dinh Nguyen a signé la postface du livre 80, 90, 100 à l’heure, pour lequel ma collègue Judith Lachapelle et moi avons interviewé des octogénaires et nonagénaires remarquables.

Il nous l’a rappelé lors de notre discussion. Dans son texte, il parlait de Félix Leclerc.

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Quoc Dinh Nguyen, gériatre

Félix Leclerc disait : “Ce n’est pas parce que je suis un vieux pommier que je donne de vieilles pommes.” Pour moi, c’est un peu ça en politique. L’individu est important, mais aussi ce qu’il produit. Les actions et les politiques qui en découlent.

Quoc Dinh Nguyen, gériatre

Or, il a « l’impression qu’on ramène toujours ça à l’apparence de quelqu’un ou à des clips de cinq secondes. Et on fait souvent ça avec l’âge ».

Précision importante : les deux médecins jugent les débats sur l’âge des politiciens légitimes. Ils se méfient toutefois des préjugés et des idées préconçues qui sont souvent véhiculées.

« Il y a des changements au niveau des fonctions cognitives qui font partie du vieillissement normal. Surtout pour ce qui est de la vitesse ou de la capacité d’exécution. Elle va être plus lente quand on vieillit », explique David Lussier.

« Par exemple, c’est pour ça que lorsqu’on parle de conduite automobile, ce serait de l’âgisme de dire que toutes les personnes de plus que tel âge ne peuvent pas conduire. Sauf qu’on sait que pour quelqu’un de plus âgé, la conduite automobile est plus risquée parce que c’est une tâche qui est très complexe », ajoute l’expert.

Non seulement les généralisations sont périlleuses, mais on aurait tort de croire qu’il n’y a que des désavantages associés au vieillissement.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

David Lussier, gériatre

Ce qui n’est pas modifié, c’est la capacité de réfléchir. Et c’est surtout le jugement. Même que les études montrent que le jugement s’améliore en vieillissant parce qu’il y a plus de connexions qui ont été faites dans notre cerveau avec l’âge et on peut utiliser les circuits qui ont été établis entre neurones.

David Lussier, gériatre

Il précise qu’il ne serait pas raisonnable de penser que des pilotes de l’air de 85 ans seraient aussi bons « pour atteindre leurs cibles » que ceux qui sont âgés de 25 ans.

« Par contre, être politicien – être président des États-Unis dans le cas qui nous intéresse –, ce n’est pas quelque chose qui demande une rapidité d’exécution ou qui demande de prendre une décision dans la seconde. Ça demande beaucoup de jugement et d’analyse des situations. Et ça, ce n’est pas modifié. Même que c’est amélioré par l’âge. »

Le médecin souligne en revanche que la vieillesse va de pair avec une augmentation de la fatigue cognitive. Et de la fatigue en général.

« L’endurance diminue. Ça aussi, c’est très variable d’une personne à l’autre. Mais on ne pourra pas faire le même effort intellectuel pendant 12 heures. Je n’ai pas 80 ans, mais je ne suis sûrement pas capable de faire des efforts aussi soutenus que Quoc ! », lance-t-il.

J’avais demandé aux deux médecins de regarder le discours sur l’état de l’Union de Joe Biden avant notre entrevue. Ils m’ont mis en garde : ils n’allaient pas se prononcer sur l’état cognitif du président, car il n’est pas leur patient.

Je leur ai dit recevoir des courriels de lecteurs qui estiment que Joe Biden est sénile ou qui disent remarquer un déclin évident de ses capacités cognitives.

« On n’est pas capable de dire l’état cognitif exact de la personne. Pour ça, il faut une évaluation formelle », précise Quoc Dinh Nguyen.

Quant au discours, durant lequel Joe Biden a été jugé ferme, combatif et tout sauf confus, les deux médecins soulignent cependant qu’il ne faut pas oublier qu’il s’agissait d’une performance. Et que le texte en avait été rédigé par d’autres.

« Je ne pense pas qu’on peut juger de la cognition de quelqu’un là-dessus. Mais de garder cette même énergie pendant tout ce temps-là, c’est quelque chose qu’on n’est pas toujours capable de faire, même plus jeune », dit David Lussier.

PHOTO JIM WATSON, AGENCE FRANCE-PRESSE

Joe Biden au lendemain de son discours sur l’état de l’Union

Au fil de la discussion, une question en vient à me brûler les lèvres : Joe Biden serait-il victime d’âgisme ?

« Je vais répondre oui, affirme Quoc Dinh Nguyen après une brève hésitation. Peut-être pas de la part de tout le monde, mais il est clair que certains, plutôt que de regarder ses réelles habiletés et réalisations – alors que c’est un président qui se représente –, ramènent ça à la dimension de l’âge. »

Certaines critiques formulées à l’égard de Joe Biden en lien avec son âge sont tout à fait valides, ajoute-t-il toutefois.

David Lussier l’illustre bien en évoquant les risques associés au fait que si Joe Biden est élu, il aura 82 ans au moment de sa cérémonie d’investiture. Et 86 ans à la fin de son mandat.

« Il y a un plus grand risque d’avoir une maladie qui ferait qu’il devrait s’absenter un certain temps. Il y a un plus grand risque qu’il développe un trouble cognitif, même s’il n’en a pas. Il y a un risque qu’il décède pendant son mandat », résume-t-il.

Je fais remarquer aux deux médecins que les politiciens âgés sont nombreux. Je cite l’exemple du Congrès américain. L’âge moyen des membres de la Chambre des représentants était l’an dernier de 57,9 ans et celui des membres du Sénat, de 64 ans.

Le Wall Street Journal, qui publiait récemment ces données, soulignait aussi que 8 des 10 leaders des pays les plus peuplés du monde (Chine, Inde, Russie, Indonésie, etc.) ont désormais plus de 70 ans.

De l’avis de gériatres, est-ce un problème ?

David Lussier répond par la négative.

« Sans généraliser, je préfère un politicien de 72 ans qui a une carrière et une expérience à un politicien de 21 ans qui sort de l’université. C’est sûr qu’il y a des politiciens qui peuvent être très, très bons à 21 ans aussi. Mais d’avoir une expérience multiple dans différents domaines, c’est ce qui peut faire que quelqu’un peut avoir quelque chose d’intéressant à apporter à la politique. »

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