Chaque vendredi, nous revenons sur la semaine médiatique d’une personnalité, d’une institution ou d’un dossier qui s’est retrouvé au cœur de l’actualité

Quand le président des États-Unis vous traite de « crazy son of a bitch » (fils de pute cinglé), c’est un signe : vous l’énervez.

À la décharge de Joe Biden, il est facile de comprendre pourquoi il s’est emporté contre Vladimir Poutine. Près de deux ans jour pour jour après avoir donné le feu vert à l’invasion russe en Ukraine, le tyran semble être sur une lancée.

Et cette fois, ce ne sont pas uniquement les médias russes qui l’affirment. La journaliste – et autrice de l’essai Les hommes de Poutine – Catherine Belton faisait remarquer samedi dernier dans le Washington Post que le président russe « semble inarrêtable ».

Quelques jours plus tard, un texte de l’Agence France-Presse soulevait une question troublante au sujet de la guerre en Ukraine : Poutine est-il en train de gagner ?

J’en ai discuté cette semaine avec trois experts de la Russie et de l’Ukraine. Ils estiment tous qu’il faut faire preuve de prudence en tentant d’interpréter les récents développements dans ces deux pays.

Parmi les succès – et j’utilise ce mot à regret, car toutes les victoires de Poutine sont tragiques et funestes – du régime russe, un des plus retentissants fut la prise d’Avdiïvka. C’est une ville de l’est de l’Ukraine où se déroulaient d’intenses combats depuis plusieurs mois.

C’est pour Vladimir Poutine « un point très important », m’a dit Ekaterina Piskunova, qui enseigne au département de science politique de l’Université de Montréal.

Non seulement ce gain est-il symbolique, mais il survient aussi peu de temps après la nomination d’un nouveau commandant en chef pour les forces armées ukrainiennes, Oleksandr Syrsky. Une décision, dit-elle, qui semble indiquer que « ça ne va pas très bien dans le bureau [du président ukrainien] Volodymyr Zelensky ».

Cela dit, elle ne croit pas pour autant qu’on puisse dire que Vladimir Poutine vient de passer « une bonne semaine ».

C’est un concours de circonstances. Si le vent a tourné, ce n’est pas cette semaine. Ça fait déjà quelques mois, avec l’échec de la contre-attaque ukrainienne. Vladimir Poutine mise sur l’attrition, sur l’usure. Et l’état des choses semble confirmer cette usure et la fatigue de l’Occident en général.

Ekaterina Piskunova, professeure au département de science politique de l’Université de Montréal

Au chapitre des autres développements positifs pour Vladimir Poutine, on compte en effet la fronde de certains républicains influents à la Chambre des représentants, qui bloquent une nouvelle aide militaire de 60 milliards de dollars américains à l’Ukraine.

Le président de la Chambre des représentants, Mike Johnson, s’obstine à refuser de tenir un vote sur cet octroi crucial, alors que le Sénat vient pourtant de lui donner le feu vert (une majorité des membres des deux chambres du Congrès américain doivent impérativement approuver l’initiative).

« Une des causes de la perte d’Avdiïvka, c’est justement le fait que les Ukrainiens commencent à manquer de munitions et d’artillerie. Et les Européens ne fournissent pas », fait remarquer Dominique Arel, titulaire de la Chaire d’études ukrainiennes de l’Université d’Ottawa.

PHOTO ARMEND NIMANI, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Hommage à Alexeï Navalny devant l’ambassade de la Russie à Pristina, au Kosovo, le 20 février. L’opposant politique est mort dans des circonstances nébuleuses pendant sa détention dans une colonie pénitentiaire russe de l’Arctique.

J’ai aussi discuté avec lui d’un autre développement dont Poutine doit se réjouir : la mort de son principal opposant politique, Alexeï Navalny. Les circonstances de ce décès demeurent nébuleuses, mais à peu près tout le monde s’entend pour dire que le président russe en est l’ultime responsable.

Je dois avouer que Navalny vendredi et Avdiïvka samedi, coup sur coup, ce sont deux coups au ventre pour l’opposition russe et pour l’Ukraine ainsi que la coalition qui la soutient.

Dominique Arel, titulaire de la Chaire d’études ukrainiennes de l’Université d’Ottawa

Mais là encore, rien n’est ni blanc ni noir. Tout est en nuances.

« Sur Avdiïvka, oui, c’est une perte, mais ça a pris au moins six mois de combats intenses à l’armée russe pour avancer de 31 km. Et les pertes, qui sont impossibles à vérifier très exactement, se situeraient entre 15 000 et 25 000 morts ou blessés graves du côté russe », souligne l’expert. Sans compter le matériel militaire qui a été détruit.

« Est-ce que la Russie peut se permettre d’encaisser ce très haut niveau de pertes et de continuer d’avancer ? C’est un point d’interrogation. »

PHOTO ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Les troupes ukrainiennes se sont récemment retirées de la ville d’Avdiïvka.

Quant à la mort d’Alexeï Navalny, elle est tragique et c’est l’aboutissement d’un jeu cruel mené par Poutine, c’est l’évidence même.

Mais « ce n’est pas nécessairement un facteur positif pour lui », affirme Ekaterina Piskunova.

D’abord, la professeure n’est pas « convaincue » de l’importance d’Alexeï Navalny en tant « qu’opposant sérieux » au Kremlin. Ensuite, ce décès pourrait servir aux démocrates, à Washington, qui cherchent à convaincre les républicains d’aider le régime ukrainien.

« Un prétexte de plus pour qu’ils disent : regardez à quel point Poutine est une figure odieuse, l’Ukraine a besoin d’armements pour le combattre », explique-t-elle.

Des conversations avec ces deux universitaires, ainsi qu’avec la professeure de science politique à l’Université McGill Maria Popova, je retiens qu’il est important de faire preuve de perspective, à une époque où une nouvelle chasse l’autre, pour bien évaluer la situation actuelle.

Rappelez-vous que la Russie est censée être une superpuissance et qu’elle a maintenant passé deux ans à tenter sans succès de conquérir l’Ukraine, un pays beaucoup plus petit.

Maria Popova, professeure de science politique à l’Université McGill

Elle contextualise ensuite encore un peu plus les progrès du régime russe en expliquant qu’ils sont selon elle directement liés à l’engourdissement des pays occidentaux, dont les économies sont bien loin d’être « sur le pied de guerre ».

« C’est un moment très dangereux actuellement, non pas parce que la Russie est forte, mais parce que nous sommes hésitants, juge-t-elle. Rien n’est prédéterminé quant à la force et au succès de la Russie. Nous ne pouvons nous en prendre qu’à nous-mêmes. »

Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue