Le Canada est-il épargné par la montée de la polarisation que l’on voit aux États-Unis ? On aimerait répondre à cette question de façon « polarisante », par un oui retentissant ou un non sans appel. Mais la réalité est plus nuancée.

L’inquiétude numéro un

Quelle est l’inquiétude numéro un des Canadiens pour l’avenir ? C’est la polarisation, ex æquo avec le déclin de la démocratie et des institutions publiques (les deux phénomènes sont souvent liés). En effet, 66 % des Canadiens s’inquiètent de la polarisation croissante au pays ; idem pour le déclin de nos institutions démocratiques et publiques, selon un sondage de la firme Ekos publié le mois dernier. Les Canadiens s’inquiètent aussi ensuite de l’état de l’économie pour les prochaines générations (61 %), des inégalités sociales (56 %), des coûts pour prendre soin de nos aînés (53 %), de la crise climatique (52 %) et de l’escalade des conflits au Moyen-Orient et en Ukraine (48 %).

PHOTO SEAN KILPATRICK, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

En 2012, l’immigration n’était pas un enjeu clivant : 25 % des électeurs libéraux et 30 % des électeurs conservateurs trouvaient qu’il y avait trop d’immigrants au Canada. En 2019, l’écart s’est creusé de façon significative, passant à 15 % chez les électeurs libéraux et 70 % chez les électeurs conservateurs, selon la firme de sondages Ekos.

Des débats politiques de plus en plus polarisés

Le niveau de polarisation dans une société ne se mesure pas aussi facilement que le taux de chômage ou l’inflation.

Un indice que la polarisation augmente ? Les enjeux qui font consensus sont plus rares. En 2012, l’immigration n’était pas un enjeu clivant : 25 % des électeurs libéraux et 30 % des électeurs conservateurs trouvaient qu’il y avait trop d’immigrants au Canada. En 2019, l’écart s’est creusé de façon significative, passant à 15 % chez les électeurs libéraux et à 70 % chez les électeurs conservateurs, selon la firme de sondage Ekos.

Autre enjeu polarisant : les changements climatiques. Selon une étude du Pew Research Center en 2022, le Canada a le 3e taux de polarisation en matière de changements climatiques sur 14 pays. Les États-Unis sont (très loin) au 1er rang : 85 % des électeurs de gauche estiment que les changements climatiques sont une menace sérieuse, contre seulement 22 % des électeurs de droite. Cet écart de 63 points de pourcentage montre l’ampleur de la polarisation. Suivent l’Australie (écart de 44 points entre la gauche et la droite), le Canada (écart de 34 points) et l’Allemagne (écart de 24 points). Alors qu’au Royaume-Uni (écart de 16 points) et en France (écart de 11 points), l’importance de la lutte contre les changements climatiques fait davantage consensus⁠1.

« Les partis politiques ont comme stratégie de sectionner l’électorat et de ne pas tenter de plaire à tout le monde. Ils veulent plaire à leur base, entre autres pour leur financement. Ils s’adressent moins aux électeurs au centre, même si la plupart des électeurs sont au centre », dit Eric Merkley, professeur en sciences politiques à l’Université de Toronto, qui étudie la polarisation.

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Une manifestation contre la consommation effrénée à l’occasion du Vendredi fou, à Montréal, en 2019. La polarisation affective a grimpé au Canada entre les années 1980 et 2019, selon une étude signée par trois économistes américains.

La polarisation affective en hausse

En 2020, trois économistes américains, Matthew Gentzkow (prof à Stanford), Jesse Shapiro (prof à Harvard) et Levi Boxell (étudiant au doctorat à Stanford), ont mesuré le degré de polarisation affective (quand on développe des sentiments négatifs au sujet des gens qui ne pensent pas comme nous) dans 12 pays de l’OCDE entre le début des années 1980 et 2019. Leurs conclusions ? Cette forme de polarisation a grimpé de façon importante aux États-Unis. Elle a aussi augmenté dans cinq pays, dont le Canada, la France et la Suisse. Et elle a diminué dans six pays, dont l’Allemagne, le Japon, l’Australie et la Suède⁠2.

Au bout du compte, le Canada affiche un niveau de polarisation affective dans la moyenne des 12 pays, fait remarquer le professeur Eric Merkley. Ça ne serait donc pas si alarmant.

La polarisation est aussi généralement moins élevée au Québec que dans le reste du pays. « Les Québécois ont tendance à être davantage au centre », dit Frank Graves, président d’Ekos, en se basant sur les résultats de ses sondages.

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Des puits de pétrole, près de Calgary, en Alberta. À peine un Canadien sur quatre estime que le pays s’en va dans la bonne direction, selon un sondage Ekos. C’est le coup de sonde le plus pessimiste depuis 30 ans.

Des signes précurseurs ?

Le Canada n’est donc peut-être pas aussi polarisé qu’on pourrait le croire.

Mais il y a beaucoup de grogne, de pessimisme et d’insatisfaction à l’égard de nos institutions. Ce n’est pas de la polarisation. Mais ça peut parfois en être des signes précurseurs.

Actuellement, seulement un Canadien sur quatre estime que le pays s’en va dans la bonne direction, selon Ekos. C’est le coup de sonde le plus pessimiste depuis 30 ans. Habituellement, environ 60 % des Canadiens estiment que le pays s’en va dans la bonne direction. Le sommet avait été atteint à 70 % à l’automne 2020.

Autre indice : le pourcentage des Canadiens qui sentent avoir perdu le contrôle sur leur vie augmente de façon continue depuis 2008, passant de 46 % à 56 % en 2023, selon CROP. Plus de la moitié des Canadiens (55 %) estiment aussi que les gouvernements « briment la liberté des gens », selon la firme CROP. C’est une hausse de 7 % en seulement un an. « C’est une hausse très élevée et surprenante sur un an », dit Alain Giguère, président de CROP.

Un sentiment généralisé de manque de contrôle et une faible confiance en nos institutions publiques, c’est un cocktail qui peut être dangereux. Ça peut ouvrir la porte à la démagogie, aux raccourcis intellectuels, à une plus grande polarisation et ultimement à une montée des extrêmes.

1. Consultez le sondage du Pew Research Center (en anglais)

2. Levi Boxell, Matthew Gentzkow et Jesse M. Shapiro, « Cross-Country Trends in Affective Polarization », National Bureau of Economic Research Working Paper 26669, 2020