Le milieu communautaire ne demande pas grand-chose en échange de son inestimable contribution. Et si nous décidions de lui tendre l’oreille, alors que se profile une crise sociale ?

J’ai récemment demandé à la dirigeante d’un organisme de l’est de Montréal comment elle allait. Sa réponse a duré 37 minutes.

C’était une rencontre à la fois triste, fascinante et porteuse d’espoir. Loin des manchettes des journaux ou des caméras, mais si près de l’actualité. Comme si l’histoire qu’elle me racontait, c’était sa version personnelle de celles qu’on voit tous les jours dans les médias.

Trop souvent, j’entends que les travailleuses et travailleurs du secteur communautaire sont fatigués. L’accumulation des crises, de la pandémie à l’inflation, de l’augmentation du nombre de migrants à statut précaire aux demandes croissantes de dépannage alimentaire, tout cela met une pression énorme sur leurs épaules.

À mon arrivée chez Centraide du Grand Montréal, je me souviens très bien du moment où je me suis dit que je devais me défaire du syndrome d’Atlas, si je voulais préserver ma santé mentale. Atlas, on s’en souviendra, est ce dieu grec condamné à porter le poids du monde sur ses épaules. Bien que j’aie trouvé des moyens de gérer cette pression que je m’imposais, le sentiment d’urgence, lui, est demeuré, afin d’assurer de maintenir le niveau de financement adéquat aux organismes à travers nos activités de collecte de fonds.

Il y a une différence entre un sentiment d’urgence et une situation de crise. Le premier renvoie à la nécessité d’intervenir rapidement et peut durer dans le temps, alors que le second ne devrait pas être permanent et requiert plutôt une action immédiate afin d’éviter qu’une situation ne dégénère. Devant l’espoir d’une sortie de crise, il est possible de donner un effort supplémentaire. Mais lorsque la crise s’étire sur des années, la lumière au bout du tunnel est pour le moins faible.

On vient à ne plus y croire. À se demander si on sera un jour capable de relever la tête que nous avons baissée afin d’affronter la situation.

Cette dirigeante d’organisme me racontait qu’elle avait plus de 35 semaines de vacances accumulées. Ces semaines, elle les reporte d’année en année, prise comme elle l’est dans les activités quotidiennes de son organisme. L’embauche d’aide est difficile, vu la pénurie de main-d’œuvre et les conditions de travail et de rémunération du milieu communautaire. Elle me donnait l’exemple d’une employée qui n’avait pas eu d’augmentation depuis 10 ans.

Elle en a assez d’entendre que les personnes travaillant dans le secteur communautaire y sont par passion, « pour la cause ». La passion n’est pas convertible en argent sonnant, pour payer son loyer et ses dépenses essentielles. Autre point que mon interlocutrice trouve difficile : le fait que certaines personnes considèrent que seule la reconnaissance de contribuer à améliorer la vie des plus vulnérables devrait suffire à satisfaire les travailleuses et travailleurs. La reconnaissance en mots est fort appréciée, mais la reconnaissance salariale devrait aussi faire partie du deal.

En l’écoutant, j’avoue que j’ai bondi de ma chaise à quelques reprises. Particulièrement lorsque, à propos des membres de son équipe, elle a admis qu’ils étaient souvent autant fragilisés que les personnes à qui son organisme offre des services. Difficile de rester de marbre lorsqu’on entend un constat semblable.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Les locaux de l’organisme Spectre de rue, qui offre un site d’injection, à Montréal.

Crise sociale

Ce qui se passe actuellement dans le secteur communautaire et dans celui des services sociaux s’approche de la crise sociale.

Longtemps, ce sont les organismes communautaires qui dirigeaient les personnes vulnérables vers les services sociaux donnés par les CIUSSS. Eh bien, plusieurs de ces derniers ont maintenant des listes d’attente de plus de deux ans et demandent aux organismes d’arrêter de leur transmettre des références. C’est donc le processus inverse qui se produit ! Imaginez un instant : les services sociaux dirigent les personnes vulnérables vers les organismes communautaires. Euh… pardon ? Le communautaire ne peut se substituer aux services gouvernementaux ; il doit être une « alternative ».

Quelque chose ne tourne pas rond. L’organisme que je visitais cette semaine reçoit des sommes du ministère de la Famille, ce qui fait qu’il ne peut recevoir de subventions des services sociaux, car les organismes qui sont admissibles ne peuvent être reconnus que par un seul ministère. Nous avons quitté le monde du réel pour un univers kafkaïen.

Avant de quitter la dirigeante, je lui ai demandé si elle avait le temps de rêver. « Lorsque parfois je dors sur le divan dans mon bureau, je ne rêve pas », m’a-t-elle répondu. Elle réfléchit à comment elle pourrait aider une personne ou une famille de plus, à comment elle pourrait avoir assez d’argent pour payer ses employés à la hauteur de leur contribution. Sa réalité quotidienne hante son sommeil.

Si elle pouvait rêver, ce serait à ceci : que le gouvernement arrête de faire des réflexions sur deux ans dans quatre ou cinq ministères différents qui ne se parlent pas et ne lui donne que deux minutes pour agir sur le terrain.

Il me semble que ce rêve ne serait pas trop compliqué à réaliser, non ?

À la suite de sa réponse de 37 minutes, j’étais moi-même essoufflé. Je crois que j’avais retenu ma respiration, dans l’espoir de prendre sur mes épaules un gramme de la fatigue de cette extraordinaire personne.

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