Le mot « abordable » résonne beaucoup dans l’actualité ces temps-ci.

Il y a la ministre fédérale des Finances, Chrystia Freeland, qui vient d’annoncer une somme de 20 milliards de dollars pour la construction de 30 000 logements par année, dont une portion serait réservée aux logements « abordables ». Il y a la ministre provinciale France-Élaine Duranceau qui s’est, elle aussi, déjà engagée à accélérer la construction de logements sociaux et abordables. Et il y a la mairesse de Montréal, Valérie Plante, qui espère voir sortir du sol des logements abordables sur le site de l’ancien Hippodrome Blue Bonnets.

Mais quand je vois le prix des logements grimper dans l’île de Montréal, quand je vois des 5 ½ très ordinaires se louer plus de 2700 $ par mois, je me demande : qu’est-ce que ça signifie, abordable, en 2023 ? À vrai dire, on ne le sait plus.

Abordable, mais pour qui ?

« On essaie de ne jamais dire les mots “logement abordable” », me lance Adam Mongrain, responsable du dossier habitation pour l’organisme Vivre en Ville. Il confirme mon malaise et ma confusion avec ce mot utilisé à toutes les sauces.

C’est un mot bizarre. Car d’un côté, il y a le prix d’un logement et de l’autre, les moyens d’une personne. Le prix ne garantit pas que le logement sera occupé par quelqu’un qui a les moyens de le payer.

Adam Mongrain, responsable du dossier habitation pour l’organisme Vivre en Ville

Le Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU) publiait récemment son dossier noir sur le logement et la pauvreté. Selon des données de 2021, il y aurait 1 482 645 locataires au Québec. De ce nombre, le quart consacrerait une proportion démesurée de ses revenus à se loger : 373 615 personnes y consacreraient 30 %, 128 795 y consacreraient 50 % et 49 895, presque la totalité de leurs revenus, soit 80 % et plus. On parle ici de gens dont le salaire médian est très bas, quelque part entre 9900 $ et 23 800 $ annuellement. Pour eux, un logement abordable est un rêve inaccessible sans aide gouvernementale.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

La ministre responsable de l’Habitation, France-Élaine Duranceau, et le maire de Laval, Stéphane Boyer, sur un chantier de logements sociaux, au printemps dernier

La règle du 30 %

Il y a presque autant de définitions du mot « abordable » qu’il y a de programmes gouvernementaux, me confirme le professeur à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) Louis Gaudreau.

La définition de logement abordable est d’abord venue du fédéral (plus précisément de la Société canadienne d’hypothèques et de logement, la SCHL). Elle désigne un logement pour lequel un ménage consacre moins de 30 % de son revenu avant impôts, peu importe que le logement en question soit privé, public ou à but non lucratif.

Selon cette règle du 30 %, une personne qui gagne un salaire annuel de 23 800 $ devrait pouvoir habiter un logement dont le loyer environnerait les 595 $ par mois. Pour trouver un loyer aussi bas, il faut avoir accès à un logement social subventionné ou regarder du côté des coopératives, où l’attente peut être parfois très longue.

Maintenant, qu’en est-il des gens qui gagnent un revenu plus « décent » et qui n’ont pas accès aux logements à coût modique ? Si le salaire moyen d’un Québécois est de 55 000 $ par année (selon l’Institut de la statistique du Québec), cela voudrait dire que son loyer ne devrait pas dépasser 1375 $.

Dans la région montréalaise, où le prix moyen d’un appartement tournerait autour de 1022 $ par mois pour un appartement de deux chambres, selon le rapport sur le marché locatif de la SCHL daté de janvier 2023 (une moyenne qui ne tient pas compte des plus récentes augmentations), c’est à peu près impossible de se loger à coût abordable dans les quartiers centraux.

C’est à se demander si le mot a encore un sens.

« La règle du 30 % ne tient pas, me confirme Adam Mongrain, de Vivre en Ville. Prenons un quartier comme Outremont, où on peut supposer que la majorité des propriétaires consacrent moins de 30 % de leurs revenus à se loger. Ça ferait donc d’Outremont un des quartiers les plus abordables ! »

Le FRAPRU dénonce lui aussi l’utilisation du terme « abordable », qu’il juge confuse. « Ça donne lieu à des distorsions, comme ces appartements à 2225 $ subventionnés par le fédéral parce que leur prix était sous le prix médian du marché », m’explique sa porte-parole Véronique Laflamme, faisant référence à une chronique de mon collègue Maxime Bergeron, publiée en octobre 2021⁠1.

Un marché qui a perdu ses repères

Cette façon de déterminer le prix d’un logement abordable en le comparant à celui du marché ne reflète pas la réalité. En effet, « quand le prix médian du marché augmente, le prix des logements augmente aussi, et ce, indépendamment de la capacité à payer des locataires », observe Louis Gaudreau.

« La SCHL a établi cette mesure à une époque où les revenus et les prix étaient connectés, note pour sa part Adam Mongrain. Et ils avançaient tous les deux à la même vitesse. Mais aujourd’hui, c’est n’importe quoi. »

Sans compter que le marché immobilier a perdu ses repères au cours des dernières années. Trouver un appartement de moins de 2000 $ dans les quartiers centraux de Montréal relève du défi.

La faute, entre autres, aux acheteurs marginaux, m’explique Adam Mongrain. Qui sont-ils ? Des gens qui ont vendu leur propriété et disposent d’une grosse mise de fonds, les acheteurs étrangers qui arrivent d’un marché beaucoup plus élevé (disons une ville française) et qui font grimper les enchères. Ou encore tous ces Montréalais qui ont quitté la métropole durant la pandémie pour intégrer le marché immobilier en périphérie, contribuant à faire grimper les prix dans des villes comme Granby. Penser que les prix baisseront significativement un jour relève du fantasme, ou du déni.

On le voit bien, le mot « abordable » – qui, à l’origine, signifie « pas cher » ou « raisonnable » – a été dépossédé de son sens.

« Il faudrait plutôt travailler à créer un “contexte d’abordabilité” », suggère Adam Mongrain de Vivre en Ville. Tous les ménages auraient plus qu’une option pour se loger, indépendamment de leurs moyens. »

Pour cela, il faudrait une offre de logements plus grande que la demande. Et avec notre lenteur à construire des logements, ce n’est manifestement pas pour demain…

Lise l’article « 2225 $, un loyer “abordable” à Montréal, selon Ottawa » Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue