(Cannes) Alain Delon est arrivé à sa classe de maître, hier avant-midi, en faisant le paon. Et il n’a cessé de rappeler qu’à une certaine époque, il n’était « pas mal foutu ». L’acteur du Guépard n’a visiblement pas de problème d’estime de soi…

Pourtant, l’acteur a longtemps refusé la Palme d’or d’honneur qu’il a reçue hier soir des mains de sa fille Anouchka, avant la projection de Mr Klein, de Joseph Losey, son dernier grand rôle. « Je suis un premier violon qui a eu des chefs d’orchestre extraordinaires, dit-il. C’est à eux qu’il aurait fallu donner ce prix. Mais ils sont tous morts, tous partis. Je vais l’accepter pour eux, à leur mémoire. »

En présentant Alain Delon, Thierry Frémaux a parlé de l’un des derniers « monstres sacrés » du cinéma, « une expression inventée pour lui », selon le délégué général du Festival de Cannes. « Dès les années 50, il était là, fidèle au Festival, a-t-il ajouté. Le Festival veut lui montrer aujourd’hui qu’il lui est aussi fidèle. »

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Alain Delon a reçu hier soir la Palme d’or d’honneur
 des mains de sa fille Anouchka.

Une déclaration diplomatique à propos d’une Palme d’or honorifique remise sur fond de polémique. Depuis la semaine dernière, une pétition signée par quelque 25 000 personnes s’oppose à ce que l’acteur français soit honoré à Cannes. L’association américaine Women and Hollywood accuse notamment Alain Delon d’avoir tenu dans le passé des propos « racistes, homophobes et misogynes ». Pure invention, a soutenu l’acteur dans les médias.

C’est plutôt grâce aux femmes, a-t-il tenu à préciser hier, qu’il a pu faire carrière dans le cinéma. « Si je n’avais pas rencontré les femmes que j’ai rencontrées, dit-il, il y a très longtemps que je serais mort. »

« Ce sont les femmes qui m’ont aimé, qui m’ont fait faire ce métier, qui ont voulu que je le fasse et qui se sont battues pour que je le fasse. » — Alain Delon

Il n’a pas été question cependant de celles qu’il a giflées, de son propre aveu…

« Alain Delon n’a pas peur de déplaire, n’a pas peur de se tromper, a déclaré Thierry Frémaux hier soir, juste avant de lui remettre sa Palme d’or. Le Festival sera toujours du côté des artistes. »

À 83 ans, toujours fringant, la chevelure généreuse et le sourire enjôleur, l’acteur ne fait pas son âge. Lorsqu’il parle des femmes qui l’ont soutenu depuis ses débuts, en revanche, il semble bien de son époque. « Elles avaient 4, 5 ou 10 ans de plus que moi. Je n’ai pas appelé la police lorsqu’elles m’ont sauté dessus ! »

C’est l’actrice française Brigitte Auber, sa flamme du moment, qui l’a invité pour la première fois à Cannes, en 1956, avant même qu’il ne soit acteur. « Je n’étais rien, dit-il. J’arrivais de Saïgon et je ne connaissais personne. » Il s’était engagé dans l’armée, à 17 ans, en Indochine, où il s’était lié d’amitié avec un certain Jean-Marie Le Pen, resté un ami depuis. Delon se défend cependant d’être d’extrême droite, même s’il s’oppose notamment à l’adoption d’enfants par des couples homosexuels.

Alain Delon est devenu acteur « par accident », précise-t-il. Dès 1960, Plein soleil, de René Clément, en a fait une vedette instantanée sur la scène internationale, à 25 ans, dans un rôle qui ne lui était pas destiné, mais qu’il a obtenu à l’arraché. Il dit n’avoir jamais eu à jouer la comédie.

Le cinéaste Yves Allégret lui a donné, sur son premier tournage, ce conseil qu’il a toujours suivi : « Regarde comme tu regardes, parle comme tu parles, écoute comme tu écoutes. Sois toi et ne joue surtout pas. Vis ! »

Alain Delon a présenté sept films en compétition à Cannes, dont L’éclipse, de Michelangelo Antonioni (Prix du jury en 1962), et Le guépard, de Luchino Visconti (Palme d’or en 1963), mais n’a jamais remporté de prix d’interprétation. Après la présentation d’un extrait de Rocco et ses frères, de Visconti, hier, il a essuyé une larme en pensant à la regrettée Annie Girardot. « Je n’étais pas venu pour chialer », a-t-il avoué.

Sa carrière hollywoodienne s’est résumée à trois films qui n’ont pas marqué l’histoire, dans les années 60. « Je suis revenu parce que je m’ennuyais trop de la France. Mais j’aurais pu faire carrière là-bas. Ils voulaient que je reste. » Il tournait à l’époque avec de grands maîtres du néoréalisme italien, mais jamais avec les cinéastes de la Nouvelle Vague. « Ils ne voulaient pas de moi, parce que j’avais tourné avec René Clément, etc. Pour Chabrol et machin, j’étais banni. J’en avais rien à foutre, d’ailleurs. Je n’avais pas besoin d’eux ! » Pas vaniteux qu’un peu, le monsieur.

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Valerie Pachner et August Diehl
 dans A Hidden Life, de Terrence Malick

Malick en grande forme

A Hidden Life, de Terrence Malick, était certainement l’un des films les plus attendus de la compétition. Et il ne déçoit pas. C’est le retour à la grande forme pour l’énigmatique cinéaste de Days of Heaven et The Tree of Life (Palme d’or en 2011). Malick s’inspire de l’histoire d’un objecteur de conscience autrichien pendant la Seconde Guerre mondiale, Franz Jagerstatter, afin de réfléchir à la complicité dans le crime contre l’humanité.

L’esthétique de A Hidden Life est purement celle, unique, de Malick — la caméra qui tournoie et virevolte élégamment au plus près des personnages —, mais le scénario est sans doute son plus concret et tangible depuis The New World, en 2005.

Le maître américain fait de nouveau appel aux voix hors champ pour raconter cette histoire déchirante, par l’entremise cette fois d’une correspondance entre Franz Jagerstatter et sa femme, Fani. Ils ont la mi-trentaine et vivent avec leurs trois fillettes comme paysans, au pied des montagnes de l’Autriche, lorsque Franz est conscrit par l’armée du IIIe Reich.

Cet homme profondément religieux est déjà décidé à ne pas combattre pour Hitler et son régime raciste. Il a en horreur le discours xénophobe qui l’entoure (et qui trouve une résonance aujourd’hui avec la montée du nationalisme d’extrême droite un peu partout dans le monde). Il se demande ce qu’il doit faire, en son âme et conscience, pour demeurer du bon côté de l’Histoire.

« Il vaut mieux souffrir de l’injustice que de la commettre », dit son beau-père. Franz est un résistant, qui veut trouver refuge dans la religion. Il découvre une Église complice des atrocités du pouvoir politique.

Conspué, isolé et renié dans son propre village, considéré comme un traître à la nation, Franz prend dans le récit de Malick une dimension christique, quasi mystique.

C’est un homme d’une foi inébranlable, qui veut se montrer à la hauteur de ses convictions. Il refuse de jurer fidélité au führer, quitte à payer au plus cher sa désobéissance civile pacifique.

La beauté des plans de Malick est à couper le souffle. Il ne réalise pas des films, mais bien des atmosphères. En près de trois heures, il se complaît toutefois dans ses plans contemplatifs jusqu’à l’excès. A Hidden Life est une œuvre aussi poétique que philosophique (le cinéaste est, après tout, diplômé en philosophie de Harvard). Et, comme la plupart de ses films, Malick y multiplie les questions existentielles et flirte par moments avec le nouvel âge.

À quoi bon sert tout cela ? lui demandent des hauts gradés nazis. Pourquoi cet entêtement, ce délit d’orgueil ? « Personne n’entendra jamais cette voix et cette parole », lui répète-t-on. Plus de 75 ans plus tard, Terrence Malick veut s’assurer que cette voix résonne toujours.

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Adèle Haenel et Noémie Merlant dans
 Portrait de la jeune fille en feu, de Céline Sciamma

La vie d’Adèle H.

Portrait de la jeune fille en feu de la Française Céline Sciamma (Bande de filles) pourrait se retrouver au palmarès, à mon avis. C’est un splendide film d’époque qui raconte l’histoire d’un amour impossible entre une jeune bourgeoise promise à un mari milanais et une artiste devant en peindre le portrait. Un film beau, fin, sensible, sensuel, qui met en scène une formidable Adèle Haenel, actrice fétiche de la cinéaste, dans le rôle du modèle récalcitrant.

Corneliu Porumboiu, cinéaste de 12 h 08 à l’est de Bucarest — qui lui avait valu la Caméra d’or en 2006 —, présente de son côté en compétition Les siffleurs, film noir aux accents hitchcockiens et aux références cinématographiques multiples, qui se déroule entre Bucarest et les îles Canaries. On se régale de ce scénario ingénieux et amusant, bercé par des airs d’opéra de Bellini et d’Offenbach.

Cette compétition cannoise est, à mi-parcours, de mémoire de festivalier, la plus relevée que j’ai connue depuis quelques années. Il s’agit déjà d’un grand cru, et on n’a pas encore vu les films des déjà « palmés » Tarantino, Kechiche ou frères Dardenne. Il faudra que le film de Xavier Dolan, Matthias et Maxime, présenté mercredi, ne soit rien de moins qu’exceptionnel pour figurer au palmarès samedi prochain.