(Christ Church) Depuis quelques années, Colin Rouse tient le registre d’un triste décompte : celui des palmiers qui tombent dans l’eau.

« En trois ans, on en a perdu six. Vous voyez, là, c’est le dernier », dit le gérant du Crystal Waters Beach Bar en désignant un monticule de racines qui gît sur la plage.

Nous sommes à Sandy Beach, à la pointe sud de l’île de la Barbade. Sandy Beach veut dire plage sablonneuse. Mais l’endroit porte de moins en moins bien son nom.

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Les restes d’un palmier victime des effets des changements climatiques à Sandy Beach

Du sable, ici, il n’en reste presque plus. En regardant les racines exposées des palmiers s’accrocher à un sol grugé par la mer, on se demande si c’est la plage qui retient les arbres ou les palmiers qui retiennent la plage.

« Dans les années 1990, la plage allait jusqu’aux bateaux là-bas, dit pourtant M. Rouse en montrant les embarcations qui flottent à une bonne dizaine de mètres dans les eaux turquoise. Il y avait du volleyball de plage ici, des compétitions. »

Je lui commande un steak de marlin avec frites et salade sauce crémeuse afin de poursuivre la discussion. Sur la terrasse, les haut-parleurs diffusent du reggae.

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Colin Rouse, gérant du Crystal Waters Beach Bar à Sandy Beach

Colin Rouse est né ici, dans la paroisse de Christ Church. Aujourd’hui, il est inquiet. Au large, le récif de corail qui faisait le bonheur des touristes est mort. Les vagues lui amènent de plus en plus de sargasse, ces algues qui profitent du réchauffement des océans pour proliférer. Une fois sur la plage, elles se décomposent en dégageant une odeur pestilentielle.

« On peut en avoir jusqu’ici, partout autour », dit M. Rouse en plaçant sa main à la taille.

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Des rochers protègent les berges et une promenade piétonne de la côte ouest de la Barbade.

Sans compter que la disparition graduelle de la plage se reflète directement dans son tiroir-caisse.

« Plus la plage rapetisse, moins on peut mettre de chaises de plage. Et moins il y a de chaises, moins il y a de clients pour moi », explique-t-il.

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Le campus de l’Université des Indes occidentales (West Indies)

Rhum, sargasse et biocarburant

À la Barbade, les changements climatiques ne sont pas seulement un sujet comme un autre qu’on lit dans les journaux. Ils se vivent au quotidien.

Oubliez toutefois le fatalisme. Sous la gouverne d’une première ministre particulièrement combative, Mia Mottley, le petit pays des Caraïbes est devenu la voix des nations menacées par le dérèglement du climat.

Ce leadership déteint sur l’ensemble du pays. Qu’il s’agisse de réformer la finance climatique mondiale ou de trouver des solutions très concrètes aux problèmes quotidiens, le petit pays de 280 000 habitants fourmille d’initiatives.

Prenez la sargasse qui cause des maux de tête à Colin Rouse à Sandy Beach. À l’Université des Indes occidentales (West Indies), la chercheuse Legena Henry travaille à transformer cette nuisance en biocarburant.

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La chercheuse Legena Henry est codirectrice de l’entreprise Rhum and Sargassum, qui veut transformer la sargasse en biocarburant.

L’idée est de faire d’une pierre deux coups : régler un problème qui nuit au tourisme et aider le pays à atteindre son (très ambitieux) objectif de s’affranchir des carburants fossiles d’ici 2030.

Pour fabriquer du biocarburant à partir de la sargasse, il faut de l’eau. Or, la Barbade en manque cruellement. La solution Mme Henry : récupérer les eaux rejetées par les emblématiques distilleries de rhum du pays.

« Le rhum est la Barbade et la Barbade est le rhum », lance la femme de 43 ans, expliquant que ces eaux résiduelles des distilleries s’avèrent particulièrement propices à son procédé.

Au moment de notre rencontre, l’entreprise qu’elle a créée à partir de son labo universitaire, Rhum and Sargassum, préparait un grand lancement où elle fera rouler un véhicule avec son biocarburant devant des membres du gouvernement.

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L’entreprise Rhum and Sargassum suit en direct les masses de sargasse afin de prévoir lesquelles atteindront les côtes. Ces masses pourront ensuite être recueillies et transformées en biocarburant avant qu’elles n’atteignent les berges.

Le parcours de Mme Henry montre tout le pouvoir d’attraction de la Barbade sur les innovateurs du climat. Originaire de l’île voisine de Trinité, Mme Henry s’est exilée aux États-Unis pour faire une maîtrise en génie au prestigieux MIT, près de Boston.

« Comme plusieurs membres de notre équipe, je voulais revenir dans les Caraïbes pour contribuer aux solutions », dit-elle. C’est à la Barbade qu’elle a trouvé l’impulsion autour des énergies renouvelables nécessaires au lancement de son projet.

C’est exactement ce que visait le gouvernement local en lançant BLOOM, la première grappe industrielle consacrée aux technologies propres des Caraïbes, en collaboration avec l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel.

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À la Barbade, un ambitieux programme baptisé HOPE vise à construire 10 000 maisons écoénergétiques résistantes aux ouragans pour les habitants aux revenus modestes.

Des toits aux récifs

Si la lutte contre les changements climatiques de la Barbade a un général, il s’agit de Ricardo Marshall. Directement rattaché au bureau de la première ministre Mottley, M. Marshall est directeur du programme Roofs to Reefs (des toits aux récifs de corail) – le plan de lutte du pays contre les changements climatiques.

De la côte à la campagne en passant par la capitale, j’ai suivi M. Marshall pendant une journée sur le terrain afin de voir les efforts déployés. Signe que le pays attire une attention internationale, un journaliste suisse et un journaliste barbadien qui récoltait des informations pour un média américain étaient aussi présents.

Avec ses lunettes soleil et son chapeau de plage, Ricardo Marshall affiche l’air débonnaire d’un vacancier. Mais lorsqu’il prend la parole, on découvre un homme énergique qui ne fait pas dans la langue de bois.

« Les donateurs et les bailleurs de fonds internationaux nous incitent souvent à déployer des solutions basées sur la nature et l’adaptation des écosystèmes. C’est local, bon marché, à petite échelle. Ils peuvent mettre leurs gens sur les magazines de développement et ça paraît bien », nous balance-t-il d’entrée de jeu.

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Ricardo Marshall, directeur du programme Roofs to Reefs

Mais nous, on veut avoir un impact pour les gens de ce pays. Et quand vous voulez protéger les personnes et les propriétés, il faut parfois de l’infrastructure lourde.

Ricardo Marshall, directeur du programme Roofs to Reefs

Le ton est donné.

Une fois sur la côte, on comprend ce qu’il veut dire.

« Vous vous tenez ici sur une structure de protection côtière », nous lance Karima Degia, directrice adjointe au bureau de la première ministre, qui nous accompagne pendant la visite. Sous nos pieds se trouvent des rochers sur lesquels viennent se briser les vagues. Leur rôle est de protéger les berges de l’eau qui monte et des tempêtes.

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Karima Degia, directrice adjointe au bureau de la première ministre de la Barbade, Mia Mottley, se tient sur une barrière de protection érigée pour protéger les berges des effets des changements climatiques.

Toutes ces pierres ont été importées. « Celles de l’île sont faites de corail fossilisé et auraient été trop légères pour apporter une réelle protection », explique Ricardo Marshall.

Ce mur de roc soutient une promenade piétonne qui s’étend sur un demi-kilomètre. Elle est interrompue ici et là pour laisser la place aux plages de sable fin qui font la renommée de l’île. Évidemment, certaines plages ont disparu à cause des travaux.

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Karima Degia, directrice adjointe au bureau de la première ministre de la Barbade, Mia Mottley, explique les efforts faits par le pays pour l’adaptation aux changements climatiques.

Ça a généré toutes sortes d’opinions. Comme vous pouvez l’imaginer, les Barbadiens ont un fort sentiment d’appartenance envers leurs berges et leurs plages. Mais on ne peut faire plaisir à tout le monde et il faut faire ce qui est dans l’intérêt public.

Karima Degia, directrice adjointe au bureau de la première ministre de la Barbade, Mia Mottley

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, la menace ici ne vient toutefois pas que de la mer. Ricardo Marshall nous montre le paysage qui s’élève à mesure qu’on s’éloigne de la côte. La topographie de l’île fait en sorte que la côte ouest, particulièrement développée, se trouve à l’embouchure d’un genre de cuvette naturelle. Quand les tempêtes tropicales frappent – et elles frappent de plus en plus souvent et de plus en plus fort –, les eaux de pluie dévalent les pentes et convergent ici, où elles inondent tout.

Pour contrer le phénomène, Roofs to Reefs a construit tout un système de canalisations destiné à évacuer les eaux excédentaires jusqu’à l’océan. De larges fossés gazonnés ont aussi été aménagés pour accueillir les surplus d’eau.

Protéger les infrastructures est une chose, mais le gouvernement de la Barbade veut aussi protéger ses citoyens. Un ambitieux programme baptisé HOPE vise à construire 10 000 maisons écoénergétiques résistantes aux ouragans pour les habitants aux revenus modestes.

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Une des 10 000 maisons écoénergétiques résistantes aux ouragans construites dans le cadre du programme HOPE

Critiqué pour ses retards et ses dépassements de coûts, le programme montre pour l’instant des résultats modestes. À Lancaster, à quelques kilomètres de la côte, j’ai pu visiter un quartier flambant neuf formé de 154 de ces maisons blanches de deux ou trois chambres qui commencent à accueillir leurs premiers habitants.

Les moutons à ventre noir, une espèce emblématique de la Barbade, viennent y paître et y sont pour l’instant plus nombreux que les humains. Le projet est en partie financé par la Blue Green Bank, une nouvelle banque entièrement vouée à financer des initiatives de lutte et d’adaptation aux changements climatiques et à laquelle contribuent plusieurs institutions internationales.

À Sandy Beach, le gérant de bar Colin Rouse peste contre le gouvernement qui ne fait rien pour protéger sa plage. Mais force est de constater qu’ailleurs, le petit pays se bat avec l’énergie du désespoir. En espérant transmettre son sentiment d’urgence au reste du monde.