Au téléphone, la voix de Nancy Lapointe se brise en évoquant ce qu’elle a chuchoté à l’infirmière qui la préparait à recevoir des électrochocs pour la énième fois : « Peux-tu faire une erreur médicale, s’il te plaît, et juste me laisser partir ? »

Pendant cinq ans, la blonde résidante de Terrebonne avait tout essayé pour éliminer la dépression. Un médicament par-dessus l’autre, les électrochocs, en vain. ⁠1

« Je souhaitais qu’on me trouve un cancer incurable, que l’aide médicale à mourir (AMM) devienne possible pour les personnes avec des troubles psychiatriques comme moi… »

À moins d’une volte-face d’Ottawa, le second vœu de Nancy Lapointe se réalisera le 17 mars prochain. Les Canadiens anéantis par des souffrances mentales insoutenables et indélogeables deviendront alors admissibles à l’AMM. Comme le sont, depuis déjà quelques années, les gens frappés de maux physiques semblables et les gens en fin de vie.

Le gouvernement du Québec a toutefois changé sa loi, en juin, pour s’assurer qu’une telle chose ne se produise pas dans son réseau de la santé. Mais Mme Lapointe a de toute façon cessé de planifier sa disparition. En 2020, un anesthésique qui provoque la dissociation – la kétamine – a dissous ses idées suicidaires en un éclair, dans un petit local du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM).

Presque d’un seul coup, après deux perfusions, j’ai eu envie de retrouver mes filles ! Ça m’a renversée, parce que même voir les gens que j’aime ne m’apportait aucun plaisir depuis des années.

Nancy Lapointe

Pour éviter une rechute, Nancy Lapointe a dû enchaîner de nombreuses prises de kétamine pendant un an. Le temps d’arriver à obtenir une opération rare, qui a amélioré plus durablement le fonctionnement de son cerveau avec un implant fixé près d’un nerf.

Aujourd’hui, l’ex-inhalothérapeute travaille dans un nouveau domaine. Elle qui avait pourtant été déclarée invalide à vie.

« Éphémère, mais extraordinaire »

Depuis quelques années, un nombre croissant de Québécois s’extirpent du désespoir – au moins temporairement – grâce à des interventions de pointe ou expérimentales. Kétamine, neuromodulation avec ou sans implant, substances hallucinogènes…

Les cliniciens doivent absolument « disposer de données récentes et fiables sur tous les traitements potentiels » avant de faire face aux nouvelles demandes d’aide médicale à mourir, plaident donc deux psychiatres, dans une étude de cas publiée l’automne dernier. ⁠2

En moins de deux semaines, un cocktail de kétamine et de psychothérapie intensive a mis fin à 15 ans d’idées suicidaires continues chez une patiente de l’Hôpital général juif de Montréal, expose l’article des docteurs Nicolas Garel et Kyle Greenway. Après avoir demandé l’aide médicale à mourir à deux reprises, la sexagénaire a retiré sa requête et s’est rapprochée de son fils et de ses petits-enfants.

Déclarer une maladie incurable avant d’avoir sérieusement considéré toutes les options pourrait avoir des conséquences graves et irréversibles.

Les psychiatres Nicolas Garel et Kyle Greenway

« La kétamine n’est pas une intervention miraculeuse à laquelle tout le monde répond, mais pour certains patients, elle va l’être », ajoute le DNicolas Garel en entrevue.

Le défi consiste à maintenir la magie, prévient-il. « Autrement, l’effet antidépresseur ne dure que quelques jours, ensuite, la majorité des gens retombent. »

PHOTO FOURNIE PAR LE DNICOLAS GAREL

Le DNicolas Garel, psychiatre au CHUM, photographié à l’École de médecine de l’Université Stanford, où il poursuit une formation postdoctorale en prévention et traitement des dépendances jusqu’en juin prochain

Donner de la kétamine sans arrêt est impensable. Ce serait trop lourd pour le réseau et potentiellement trop risqué, car cette substance peut provoquer la dépendance et causer alors des lésions à la vessie et des troubles cognitifs. L’acteur vedette de la série télé Friends Matthew Perry est mort noyé après en avoir consommé.

Avec une approche plus sûre et plus globale, 30 % des personnes souffrant de dépression hyper réfractaire traitée à la kétamine peuvent toutefois reprendre le travail ou une vie digne de ce nom, affirme le DKyle Greenway, qui a peaufiné cette formule à l’Hôpital général juif avec le DGarel.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Chaque semaine, le psychiatre Kyle Greenway traite jusqu’à six patients avec de la kétamine à l’Hôpital général juif de Montréal. « Nous devons nous concentrer sur les patients dont l’état est le plus grave, précise-t-il. Souvent, ils n’ont pas répondu à l’électroconvulsivothérapie, ont déjà pris 20 médicaments, ont déjà été hospitalisés, ont pris part à des programmes de jour, etc. »

« C’est énorme ! dit-il. Peu importe le traitement, on s’attend normalement à des bénéfices aussi remarquables chez seulement 2 % ou 3 % de ce type de patients. »

Le DPaul Lespérance, qui a traité Nancy Lapointe au CHUM, partage cet enthousiasme. « En 25 ans de pratique, je n’avais encore jamais vu quelque chose qui marche comme la kétamine. L’effet est éphémère, mais c’est extraordinaire à observer ! Ça permet à certaines personnes de sortir d’un cercle vicieux – où elles dormaient, restaient chez eux, s’isolaient, n’avaient envie de rien et n’avaient donc plus de source de valorisation. »

En général, le DLespérance essaie d’abord la stimulation magnétique transcrânienne, qui permet de réactiver le cerveau ou de l’apaiser en lui acheminant du courant, sans électrochocs. Avec l’aide de ses infirmières, le programme qu’il dirige a pris de l’ampleur et fait des petits en région.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Le psychiatre Paul Lespérance, dans l’une des deux petites salles de stimulation transcrânienne du CHUM, où il donne des traitements avec des infirmières, qui préévaluent par ailleurs les patients.

Malheureusement, le patient et le système de soins finissent par avoir une perspective un peu défaitiste quand, peu importe le traitement, rien ne fonctionne. À cause de ce phénomène d’inertie thérapeutique, énormément de gens qui ont des dépressions chroniques ne se font pas offrir d’interventions avancées.

DPaul Lespérance, psychiatre

La vie doit avoir un sens

Comment réagir lorsqu’un patient se voit offrir un traitement prometteur, mais insiste pour qu’on l’aide plutôt à mourir ?

S’il n’a pas déjà un long parcours de soins, sa souffrance ne pourra pas être jugée irrémédiable, une exigence légale. « Devant un refus, on explique à la personne pourquoi elle a encore des chances de se rétablir et on laisse la vie se poursuivre, sans rien forcer, expose la Dre Mona Gupta, psychiatre au CHUM et ex-présidente du Groupe d’experts sur l’AMM et la maladie mentale. Souvent, la personne revient d’elle-même sur sa décision, parfois encouragée par sa famille. »

Même après des décennies d’échecs thérapeutiques, trancher risque de demeurer délicat, car les médecins craignent que la dépression grave n’induise des idées noires démesurées qui brouillent le jugement.

Des chercheurs de Toronto ont eu l’idée de faire disparaître ces pensées avec de la kétamine, pour vérifier si le désir d’obtenir l’AMM s’envolait du même coup. ⁠3

La bioéthicienne Marie-Alexandra Gagné n’a rien contre un tel « test », à condition qu’il ne serve pas de raccourci et ne devienne pas un prérequis à l’AMM.

On ne peut pas forcer les gens à subir des interventions qu’ils jugent contre leurs valeurs ou intolérables. Surtout quand on ne connaît pas encore les risques à long terme.

Marie-Alexandra Gagné, candidate au doctorat en bioéthique et chargée de cours à l’Université de Montréal

Qu’un patient souffre de cancer ou de dépression, peu importe, respecter ses limites et son autonomie décisionnelle est essentiel, dit Mme Gagné, qui est aussi conseillère en éthique clinique et organisationnelle dans le réseau de la santé.

« Certaines personnes ont testé presque tous les traitements au fil des ans. Elles sont épuisées, n’y croient plus, et nous ne pouvons pas les obliger à essayer toutes les thérapies expérimentales, ni à continuer de vivre avec leur souffrance, en espérant que la science trouve – peut-être – un remède dans 10 ans… »

« Parfois, mourir répond vraiment aux besoins et aux valeurs de la personne qui le demande, parce qu’elle ne peut plus pratiquer les activités qui donnaient un sens à sa vie. »

1. L’électroconvulsivothérapie provoquait trop de pertes de mémoire chez Mme Lapointe, mais cette intervention de dernier recours est efficace chez environ la moitié des patients.

2. Consultez l’étude Ketamine for depression : a potential role in requests for Medical Aid in Dying ? (en anglais) 3. Consultez l’étude Is ketamine a litmus test for capacity in assisted dying with depression ? (en anglais)

Précision
La version originale de ce texte a été modifiée pour préciser l’impact qu’auront, au Québec, les derniers amendements apportés à la Loi concernant les soins de fin de vie.

Aura-t-on les ressources ?

Comme la chimiothérapie, les perfusions de kétamine se donnent lentement et sous surveillance. Dans certains services, un psychiatre offre aussi un soutien psychologique avant et après les séances, parfois même pendant. La facture gonfle vite, mais l’inaction peut s’avérer plus coûteuse encore, souligne le DKyle Greenway, de l’Hôpital général juif. « Des patients traités avec notre approche étaient hospitalisés plusieurs mois par année auparavant, et ils ne le sont plus. » Puisque chaque nuit à l’hôpital coûte 2000 $, dit-il, chaque rétablissement semblable peut représenter une économie de centaines de milliers de dollars. Des opposants à l’aide médicale à mourir (AMM) craignent tout de même que des gens désespérés se rabattent sur cette dernière option faute de soins adéquats. Un scénario jugé improbable par la Dre Mona Gupta, du CHUM : « L’accès devrait être meilleur, surtout en première ligne. Mais les patients les plus souffrants sont dans une autre situation, puisqu’ils sont en haut de la liste pour les traitements novateurs et prometteurs. » Le ministère de la Santé et des Services sociaux nous a pour sa part écrit au sujet de l’emploi actuel de ces approches qu’« il est crucial que les médecins informent leurs patients des options disponibles, mais nomment explicitement les limitations et les cadres dans lesquels ces traitements peuvent être offerts ». Il ajoute « reconnaître l’importance de poursuivre la recherche sur les traitements émergents » et « s’appuyer sur l’Institut national d’excellence en santé et services sociaux pour envisager leur utilisation courante, ou dans le réseau public ».

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