Pornhub a récemment menacé le Canada : il pourrait bloquer l’accès de son site au pays. Qui est le David qui fait trembler ce Goliath ? La sénatrice Julie Miville-Dechêne. Son objectif est tout ce qu’il y a de plus noble : protéger nos enfants.

Dès le début de l’entrevue avec Julie Miville-Dechêne, un sujet s’impose : le lieu où elle m’a donné rendez-vous. Un petit café du Mile End baptisé Les Impertinentes.

Vous connaissez l’histoire de la madeleine de Proust ? Il en prend une bouchée et ses souvenirs d’enfance remontent à la surface. La mémoire de Julie Miville-Dechêne, elle, a été activée par le nom du café.

Elle se souvient qu’un jour, sa mère avait reçu la visite de son directeur de thèse de doctorat, un Français. Cet homme traite alors la jeune Julie d’« impertinente ».

Pourquoi ? Ce n’est plus très clair. Elle sait cependant qu’elle ne s’en est pas offusquée. Elle s’en fait aujourd’hui une fierté.

« Je suis impertinente. Je crois à la franchise, qui peut, des fois, friser l’impertinence », me dit la sénatrice.

Julie Miville-Dechêne est une femme menue, coquette et souriante, qui ressemble à une institutrice dynamique (diction incluse), mais qui est aussi dotée de l’aplomb et du sang-froid d’une athlète de haut niveau.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Julie Miville-Dechêne

Ce que j’ai fait toute ma vie, c’est parler, raconter, faire des synthèses. Je crois énormément à la franchise. Et c’est évident que, comme sénatrice, je peux me permettre d’être aussi franche que je le veux, la plupart du temps. C’est une énorme liberté.

Julie Miville-Dechêne

En l’écoutant, il m’a suffi de quelques minutes pour comprendre comment et pourquoi elle ose tenir tête à un géant de la porno (Pornhub), tout en se retrouvant en porte-à-faux avec le premier ministre Justin Trudeau.

Tout est là : dans ce mélange d’impertinence et d’aplomb, qu’elle met au service des enjeux qu’elle a la liberté de choisir et qu’elle aborde avec franchise.

Et ardeur.

Son projet de loi (S-210) visant à limiter « l’accès en ligne des jeunes au matériel sexuellement explicite » est son deuxième grand combat depuis son arrivée au Sénat en 2018.

Le premier, c’était la lutte contre le travail forcé et le travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement. Elle l’a remporté en juin 2022, lorsque la Chambre des communes a adopté à l’unanimité le projet de loi qu’elle avait déposé au Sénat à ce sujet.

« Un geste rarissime », avait écrit à l’époque notre chef de bureau à Ottawa, Joël-Denis Bellavance. C’est qu’au Canada, on n’adopte pas des masses de projets de loi majeurs qui sont issus du Sénat.

J’ai évidemment parlé de l’utilité du Sénat avec Miville-Dechêne et j’y reviendrai un peu plus loin.

Mais je voulais d’abord l’entendre parler en détail de sa lutte pour protéger nos enfants de la porno.

J’ai été servi. Elle parle sans pudeur aucune, sans omettre les dangers que le laxisme actuel pose pour les jeunes – et pour la société dans son ensemble.

Chronologiquement, sa lutte débute le 8 mars 2020. Elle participe alors à une manifestation devant les bureaux de MindGeek (Pornhub), qui se trouvent, pure coïncidence, à 15 minutes de chez elle.

À l’époque, ce qu’on reprochait à Pornbhub, notamment, c’était de diffuser des images de femmes sans leur consentement et des images d’enfants. « C’était interdit par le Code criminel », dit-elle.

En parallèle, toutefois, elle « commence à réfléchir à ceux qui regardaient » ces vidéos. Elle se rend rapidement compte que « les enfants de n’importe quel âge avaient un accès total, sans aucune vérification, à tous ces sites qui n’ont rien à voir avec ce qu’on a vu dans notre jeunesse ».

Car on est bien loin du contenu des magazines Playboy et Penthouse, dit la sénatrice. Ce qu’on retrouve sur les sites comme Pornhub peut être dégradant, violent et profondément troublant.

Julie Miville-Dechêne le sait parce que, pour être capable d’en parler en toute connaissance de cause, elle en a « consommé pas mal », me raconte-t-elle.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Julie Miville-Dechêne

On est dans le hardcore. J’ai encore des images dans la tête, pour vous dire à quel point… Et moi, j’ai 64 ans. Imaginez un enfant !

Julie Miville-Dechêne

Elle ajoute : « J’ai des images de femmes à demi asphyxiées, de femmes inconscientes à qui on fait subir une relation sexuelle, des images violentes, des images, surtout, où c’est le plaisir de l’homme qui domine. »

On a démontré une corrélation entre le visionnement de pornographie chez les jeunes et « des traumatismes, une vision stéréotypée des genres et, dans certains cas, chez les adolescents, une vision plus violente » des relations sexuelles, souligne la sénatrice.

Son projet de loi sur la question a cheminé au Sénat avant de mourir au feuilleton lors de la dissolution du Parlement en 2021. Elle en a présenté une deuxième version qui, une fois adoptée par le Sénat, a été chaudement accueillie à la Chambre des communes, sauf… par les libéraux.

En décembre dernier, cette version a reçu le feu vert de tous les partis de l’opposition pour passer à l’étape de l’étude en comité parlementaire – ce qui devrait se faire au printemps. Une majorité de libéraux ont toutefois tenté de lui barrer la route. En vain, puisqu’ils sont minoritaires au Parlement.

Quelle mouche a piqué le gouvernement libéral ?

« J’aimerais savoir ! Je suis assez catastrophée parce que je ne comprends pas », lance la sénatrice indépendante.

« Le discours qu’ils tiennent, c’est que le projet de loi est dangereux pour la vie privée et la liberté d’expression. » Je lui fais remarquer que ces arguments sont habituellement utilisés par les ténors conservateurs à Ottawa.

C’est pourtant bel et bien Justin Trudeau, dont le gouvernement a récemment présenté un projet de loi pour restreindre les « contenus préjudiciables » sur le web, qui tient ce discours.

Le premier ministre a effectué une sortie publique en février à ce sujet. Et il en a profité pour reprocher à Pierre Poilievre de soutenir le projet de loi de Julie Miville-Dechêne.

« À mon point de vue, il a essayé de transformer la question de mon projet en enjeu clivant entre Poilievre et lui », dit-elle.

Il est clair, pour la sénatrice, que le droit des enfants à être protégés prime, ici, la liberté d’expression des créateurs de contenus pornographiques et des clients des sites pornos.

« Les enfants n’ont pas le droit d’aller voir des films XXX au cinéma. Ils n’entrent pas dans un sex shop. Ils n’achètent même pas un Playboy sans carte. Et là, ils s’en vont voir des scènes hardcore [sur l’internet] et ce n’est pas à l’État d’intervenir ? Pourquoi sur l’internet ce serait permis alors que ça ne l’est pas dans la vraie vie ? »

Et d’ajouter, pour illustrer que ça ne se réglera pas sans intervention d’Ottawa : « N’oubliez pas que ces sites ont profité d’une quinzaine d’années de liberté sans jamais prendre leur responsabilité sur rien. »

La proactivité de Julie Miville-Dechêne et de certains de ses collègues, tout comme l’interventionnisme accru Sénat constaté depuis quelques années, est un legs du premier ministre Trudeau.

C’est lui qui a réformé cette institution, souvent la cible de railleries.

La majorité des sénateurs sont maintenant « indépendants », comme Julie Miville-Dechêne. Elle ne cache pas tout le bien qu’elle pense de cette formule, qui a favorisé « l’émergence d’une nouvelle culture politique » au sein de cette chambre, avait-elle affirmé l’année dernière.

Quand je lui demande de préciser sa pensée, elle dit constater que désormais, « des sénateurs peuvent à la fois travailler sérieusement sur des projets de loi gouvernementaux, mais aussi avoir des initiatives pour combler les angles morts du gouvernement ».

Combler les angles morts… N’en déplaise au gouvernement libéral, c’est exactement ce qu’elle tente de faire en croisant le fer avec Pornhub parce qu’elle cherche à protéger les enfants de la pornographie sur l’internet.

Questionnaire sans filtre

Le café et moi : J’adore le café. Le matin, je commence par deux cafés latte d’affilée. C’est très important pour moi, le café. Je peux aller jusqu’à quatre, alors en après-midi, je prends du décaféiné.

Un livre sur ma table de chevet : J’ai commencé le livre de Claudine Bourbonnais (cheffe d’antenne du Téléjournal week-end) Le destin c’est les autres. C’est son deuxième roman. J’ai beaucoup d’admiration pour les journalistes qui écrivent.

Un talent que j’aimerais posséder : J’aimerais avoir l’oreille musicale et être capable de jouer d’un instrument. J’ai été là-dessus battue à plate couture par ma sœur. […] Je sens qu’on peut s’évader dans la musique, et pour moi, c’est très difficile de m’évader. Je suis plutôt obsédée par ce que je fais quand je le fais.

Les gens que j’aimerais réunir à table, morts ou vivants : J’ai perdu mon père à l’âge de 8 ans et j’avais 4 ans lorsque mes parents se sont séparés. Je n’ai pas connu mon père, donc plus je vieillis, plus j’aimerais savoir qui il a été.

Mon rêve de bonheur : J’avais cette espèce de rêve d’être vraiment la mère – entre guillemets – parfaite pour mes enfants : qui les aimait, qui les poussait, mais qui était aussi vraiment réconfortante. Je ne pense pas vraiment avoir été cette mère-là, mais c’est toujours un rêve qui me reste. Je pense que ça a été mon plus grand rêve parce que ça a été mon plus grand défi, avoir des enfants.

Ce que je déteste par-dessus tout : L’hypocrisie. La trop grande rectitude politique

Qui est Julie Miville-Dechêne ?

Ex-journaliste et ex-ombudsman de Radio-Canada, Julie Miville-Dechêne a par la suite été, pendant cinq ans, présidente du Conseil du statut de la femme du Québec. Aujourd’hui âgée de 64 ans, elle est sénatrice indépendante depuis 2018.

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