J’ai passé ma vie professionnelle à observer le monde à travers le prisme des statistiques. Je ne m’en excuse pas, car pour moi, tout commence souvent par là.

Pendant toutes ces longues années, submergé dans les recensements et les enquêtes, j’ai collectionné (et lu) un grand nombre de romans traitant des migrations. Depuis longtemps, j’ai constaté que l’écriture romanesque réussissait parfois mieux que nos rapports scientifiques à véhiculer des réalités migratoires toutes remplies d’émotions, de déchirures, mais aussi d’espoirs. Non pas que je suggère le remplacement de l’une (la science) par l’autre (la littérature), mais j’estime que l’on gagne à « écouter » les deux.

Mon choix des romans vise essentiellement à répondre à la question : que nous apprend la littérature sur l’histoire de l’immigration au Québec ? Cette histoire est toujours racontée du point de vue des immigrations majoritaires, française et britannique. Quatre groupes sont particulièrement absents de cette histoire : les Autochtones, les Noirs, les Latino-Américains et les Asiatiques. J’ai décidé de leur donner la parole. Je privilégie ainsi les points de vue « de l’intérieur », l’expérience migratoire telle que vécue par les actrices et les acteurs eux-mêmes. Il s’agit, comme le dit Naomi Fontaine dans Shuni (Mémoire d’encrier, 2019), de « raconter ce que les chiffres ne disent pas⁠ »1.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Les romans permettent de « raconter ce que les chiffres ne disent pas », écrit Naomi Fontaine dans Shuni, paru chez Mémoire d’encrier, en 2019.

L’idée d’associer sociologie et littérature, dont le roman, n’est pas nouvelle au Québec. Un numéro spécial de la revue Recherches sociographiques paru en 1964 sous la direction de Fernand Dumont et Jean-Charles Falardeau constitue le point de départ de la réflexion sur les liens entre la sociologie et la littérature au Québec.

Dans ce numéro, on trouve deux approches différentes. La première approche, représentée par Fernand Dumont, considère la sociologie comme critique de la littérature. Elle s’inscrit dans le champ de la critique littéraire dont le rôle est de porter un jugement critique par l’évaluation, entre autres, de l’originalité, de la signification et de la qualité de l’œuvre.

La deuxième approche considère la littérature comme expression de la société et est représentée dans ce numéro par Jean-Charles Falardeau dans son article « Les milieux sociaux dans le roman canadien-français contemporain ». C’est dans cette approche que se situe ma recherche sur l’immigration dans le roman, celui-ci devenant en quelque sorte une source de témoignages comme on le fait en anthropologie et en sociologie qualitatives.

Bref, il ne s’agit pas pour moi de parler de « littérature migrante », mais plutôt de romans québécois sur l’immigration. La nuance est de taille, car le choix des romans ne se fait pas sur la provenance des auteurs et des autrices. D’ailleurs, dans mon corpus, la plupart sont nés ici au Québec et ne sont donc pas immigrants.

Interroger les romans

Le choix d’un corpus de romans pose toujours la question de la « représentativité ». Même s’il n’est pas question ici de représentativité « statistique », ce choix doit reposer sur des critères qui permettent d’en valider la portée.

Ainsi, mon choix des romans se fait autour des questions de base que l’on se pose dans la recherche scientifique sur les migrations. C’est en tant que sociologue et démographe que j’interroge les romans retenus. Pour ce faire, comme toute enquête, il est nécessaire d’avoir un cadre qui précise les questions et les thèmes à étudier. Le cadre analytique que je suis est le même que celui que j’ai utilisé dans mes travaux scientifiques. Le critère ultime du succès d’une telle opération est ainsi lié à la question de base : dans quelle mesure les romans retenus permettent-ils d’apporter un éclairage original et « représentatif » à la compréhension des histoires d’immigrations au Québec.

En terminant, il est important de souligner qu’il s’agit d’une littérature écrite essentiellement par des auteurs et des autrices dont la langue maternelle n’est pas le français. C’est dire qu’elle participe de façon remarquable à la construction d’une nouvelle francophonie québécoise inclusive. Mais on peut se poser la question : y seront-ils autorisés ? comme le demande Salah El Khalfa Beddiari : « Je suis l’étranger, fils du désert et de l’oasis, les vents du sud poussèrent ma nef sur ton littoral. La tempête du désert emporta mon pays, j’ai perdu mon trône. Maintenant je suis léger, sans amarre, telle une plume, je cherche à atterrir sur ta patrie ou amerrir sur ton fleuve. M’y autoriseras-tu ? »2

1. Les résultats de cette recherche sont consignés dans mon livre Le Québec raconté autrement (Del Busso, 2023).

2. Adel, l’apprenti migrateur, Mémoire d’Encrier, 2017

Trois romans pour explorer les migrations

Victor Piché propose trois livres qui laissent la parole aux écrivaines et écrivains autochtones et issus de la diversité. Bien sûr, d’autres auteurs explorent aussi les migrations, dont Georges Anglade, Ook Chung, Boucar Diouf, Rima Elkouri, Sergio Kokis, Kim Thùy, Vania Jimenez.

Kukum, de Michel Jean

Le roman de Michel Jean aborde l’histoire de l’immigration-invasion qui a provoqué la dépossession territoriale et culturelle des Autochtones du Québec. Elle est racontée par Kukum, qui signifie « grand-mère » en innu-aimun et qui est l’arrière-grand-mère de l’auteur. « Nomades dépossédés, nous ne pouvions être que ce que nous étions, des apatrides. » Paru chez Libre Expression, en 2019.

La brûlerie, d’Émile Ollivier

Dans La brûlerie, le plus montréalais de ses romans, Émile Ollivier chante son grand attachement à Montréal et en particulier au quartier Côte-des-Neiges. « Montréal, cette ville qu’il croyait au début n’être qu’une terre de passage avant le grand retour, lui est entrée dans la peau, dans le cerveau comme des clous chauffés au rouge dans la chair du supplicié. » Paru chez Boréal, en 2004.

Là où je me terre, de Caroline Dawson

Le roman de Caroline Dawson permet d’entrer dans l’univers d’une enfant forcée de suivre ses parents et d’être témoin de leur vie dévaluée et humiliante. En somme, ce livre est une histoire de résilience. « Entre chacun des soubresauts de mon petit corps dans la cafétéria de l’école primaire, je goûtais à l’amertume de la différence. » Paru aux Éditions du remue-ménage, en 2021.

Appel à tous

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