Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Léa Clermont-Dion, autrice, réalisatrice et chercheuse postdoctorale à l’Université Concordia.

« Le 6 août 1945, j’étais moniteur de camp de vacances quand une bombe atomique a explosé dans la ville d’Hiroshima… » Un petit chien au jappement strident interrompt Noam Chomsky, 94 ans, qui relate l’anecdote avec flegme. Le philosophe et linguiste, icône de la gauche radicale et critique incontournable des médias de masse, de la politique américaine et du capitalisme, apparaît à l’écran sur Zoom, barbe hirsute, tricot de laine bleu royal abîmé. Les bombardements d’Hiroshima ont eu un effet révélateur sur sa prise de conscience du monde.

Je sirote mon café tiédi devant mon écran. Nous sommes 54 personnes à assister de partout dans le monde à ce séminaire en ligne offert par l’Université de l’Arizona, Consequences of Capitalism, donné en collaboration avec le géographe Marv Waterstone.

J’écoute attentivement Noam Chomsky qui parle très lentement. « Hier, le bilan annuel de la Doomsday Clock a été annoncé. Nous sommes à 90 secondes de la destruction de l’humanité. Comment le capitalisme et ses structures inhérentes ont-ils accéléré cette dégénérescence ? » Cette prémisse catastrophique me fout le cafard.

PHOTO JODI HILTON, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Noam Chomsky en 2006

Noam Chomksy, figure d’autorité de ma jeunesse rebelle biberonnée à Manufacturing Consent, a récemment lancé l’invitation suivante : « Assistez à mon cours donné à l’Université de l’Arizona. » J’ai vu là une occasion rêvée d’être confrontée à sa vision du monde. En mai, il ajoutera un ouvrage à sa centaine de publications déjà parues, Illegitimate Authority, un recueil d’entretiens avec le penseur C. J. Polychroniou, portant notamment sur la politique étrangère américaine.

Dans cet essai, Chomsky avance que la Russie aurait agi « avec retenue et modération » pendant la guerre contre l’Ukraine.

Il compare la façon de combattre de la Russie à celle des États-Unis lors de l’invasion de l’Irak en 2003, en faisant valoir que la destruction à grande échelle des infrastructures observée lors de ce conflit « n’a pas eu lieu en Ukraine ». Une prise de parole qui a suscité la controverse.

Chomsky reste très critique de la politique étrangère américaine. Vingt ans après l’invasion américaine en Irak en 2003, il souligne que cette intervention militaire était « illégale » au nom du droit international et « immorale », puisque fondée sur de fausses informations. La justification du gouvernement américain, c’est-à-dire que l’Irak possédait des armes de destruction massive, était un mensonge. Chomsky rappelle que d’après diverses estimations, comme l’étude publiée dans la revue médicale The Lancet en 2006, plus de 650 000 civils irakiens ont été tués entre 2003 et 2006. A posteriori, on connaît tous les errances du gouvernement américain dans cette intervention controversée fondée sur la tromperie. Je me rappelle vaguement 2003. J’étais bien petite, 12 ans et des poussières. J’avais accompagné ma mère à la manifestation à Montréal contre la guerre en Irak. Revenir sur cette histoire récente est confrontant, puisqu’elle permet de concevoir comment une manipulation de l’opinion peut se faire facilement au détriment de milliers de vies.

Le philosophe n’est pas tendre non plus à l’égard des médias de masse américains qui, selon lui, ont soutenu l’invasion en créant un consensus collectif autour de l’intervention. C’est là le cœur de sa thèse, celle de la fabrication du consentement par la propagande. Chomsky avance que les médias de masse servent les intérêts des élites économiques et politiques plutôt que de contribuer à la démocratie. C’est troublant d’entendre Chomsky parler de propagande, car il accuse sa propre nation d’en avoir usé au détriment du bien public.

Dans ses leçons, Chomsky, toujours aussi stoïque, adapte son concept à l’actualité contemporaine. Entre deux gorgées de son café froid, il revient sur la saga de Fox News. Et c’est là que sa force argumentaire m’épate. Ce média, l’un des plus puissants d’Amérique, a accepté en avril de payer 787,5 millions de dollars pour régler un procès en diffamation de 1,6 milliard de dollars intenté par Dominion Voting Systems, à la suite de fausses déclarations faites à l’antenne. Fox prétendait que les machines à voter de Dominion étaient manipulées afin de fausser l’élection présidentielle américaine de 2020 en faveur de Joe Biden. L’entente à l’amiable prévoyait une certaine reconnaissance des faits par Fox News. Il me semble que cette affaire historique illustre de manière flagrante une tentative de fabrication de consentement fondée sur la tromperie et motivée par des gains politiques et économiques.

Le séminaire dure deux mois et demi et est relativement exigeant. Chaque semaine, on doit lire cinq textes, visionner des documentaires. J’avoue que cette somme de travail colossale pour la mère fatiguée que je suis est assommante. Mais je m’accroche, j’apprends et je dialogue. Le jeudi, on a la chance de poser une question à Chomsky et Waterstone. Alors, professeurs, que fait-on des chambres d’écho des réseaux sociaux ? Ne contribuent-elles pas à une fabrication du consentement éparpillée ? Je trouve qu’il manque dans leur analyse cette pierre angulaire de l’espace public actuel. Le capitalisme numérique génère, par l’entremise des algorithmes constituants des GAFAM, un effritement démocratique. Cela a pour conséquences une polarisation croissante des perspectives et une radicalisation de certaines idéologies qui renforcent une vision dominante du monde.

Les leçons s’enchaînent. J’annote le livre de Chomsky Consequences of Capitalism et mon angoisse existentielle face à l’avenir du monde enfle. Je ne vous recommande pas Chomsky pour égayer vos jours tristes. Je m’accroche aux rencontres fortuites que m’offre ce séminaire.

Qui s’intéresse, comme moi, à Noam Chomsky ? Dora, tignasse dorée et petites lunettes au bout du nez, est étudiante au doctorat en géographie en Arizona. Âgée d’une cinquantaine d’années, elle s’inquiète de la crise climatique et semble être une fidèle de Bernie Sanders. Camila, une spécialiste de la criminalité financière internationale installée à Copenhague, est préoccupée par l’évasion fiscale des grandes entreprises. Atoosa est directrice de recherche au Centre for Technomoral Futures du Futures Institute de l’Université d’Édimbourg et fait de la recherche sur l’éthique appliquée en intelligence artificielle. Puis, il y a cet Américain, Kent, relativement silencieux. Je l’interroge pour savoir ce qu’il fait là. Il me dit qu’il a vendu sa jeune pousse en informatique et qu’il est maintenant indépendant de fortune. Tous veulent savoir ce que le philosophe pense du monde actuel.

Au fond, je suis un peu comme eux. Noam Chomsky est probablement l’un des intellectuels dissidents les plus importants du siècle dernier. Alors, ne serait-ce que pour avoir accès à des bribes de l’histoire moderne… je l’écoute.