Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent leur vision du monde qui nous entoure. À l’occasion de la fête des Mères, nous donnons carte blanche à l’animatrice et autrice Dominique Bertrand, qui vient de devenir grand-mère.

Mathilde, mon petit trésor national, tu n’es même pas encore foutue de puer des pieds que déjà, lorsque ta jolie maman se penche au-dessus de ton moïse, avec ses cheveux en bataille et ses cernes d’épuisement, tu y vas de ton plus beau sourire édenté. Tu as de l’avance sur ton âge, on dirait bien, comme en témoigne cette photo prise 36 heures seulement après ta naissance et sur laquelle, prête à quitter l’hôpital, tu fixes l’objectif de tes petits yeux bleus pointus, l’air de dire : « Qu’est-ce qu’on attend pour sacrer le camp ? » Ce qui me fait chialer ma vie, évidemment, comme tout ce que tu fais qui laisse entrevoir ton intelligence et ton sale petit caractère.

Quand il m’arrive de t’en glisser un mot, tu détournes le regard en haussant un sourcil, ou tu pètes nonchalamment. Un peu plus et tu bâillerais d’ennui. N’as-tu pourtant pas décidé de débarquer avec plus d’une semaine de retard, laissant ta mère exténuée après 21 heures de travail et 6 heures de poussées ? On voit tout de suite que tu es la digne descendante d’une lignée de boquées. Believe me, tes parents ont d’affaire à s’atteler.

Un poupon dont le visage s’ensoleille en voyant celui de sa maman, j’avoue que ça me tord les ovaires. Cela n’annonce rien de bon pour le reste de notre aventure. Vu la place que je compte occuper dans ta vie, on serait bien avisées de prévoir des mouchoirs en quantité industrielle.

Faudra que je me rappelle d’en faire provision chez Costco. Parce qu’entre toi et moi, je ne vois pas le jour où ta mère me pardonnerait d’avoir épongé mes larmes avec le coin d’une nappe de lin rapportée de Rome. You know what I mean. On la connaît. Et puis des mouchoirs, on n’en aura jamais trop. On pourra toujours s’en confectionner des œillets montés sur des cure-pipes, lors de nos séances de bricolage, ou encore en bourrer ton premier soutien-gorge. À chaque âge son Kleenex. Doux Jésus, souhaitons seulement que je sois encore de ce monde pour voir ça.

Quand je vais te bercer, certains après-midi, histoire de laisser un peu se reposer tes parents, tu n’es qu’une petite boule d’amour, toute racotillée contre moi. Il me semble que la paix de ton sommeil calme les hoquets erratiques de mon cœur toujours effarouché et que ton souffle redonne à ma vie celui qui lui manquait, avant qu’on m’apprenne que tu avais atterri dans le ventre de ta mère. Dans ton pyjama à ballerines, avec tes mains ouvertes en étoiles de mer de chaque côté de ton visage, tu t’abandonnes à mes lamentables chantonnements. Ma petite est comme l’eau… on connaît la suite. C’est Guy Béart qui doit se retourner dans sa tombe au cimetière de Garches. Une grand-mère qui chante comme une crécelle ! Ben, dis-toi que ça aurait pu être pire. J’en connais qui sont vachement chiches sur les jujubes, tu sauras.

Parfois tu ouvres un œil, question de t’assurer que je n’ai pas profité de ton roupillon pour déguerpir en hypocrite. Et quand tu m’aperçois, tu te mets à faire des ronds de fumée imaginaires avec ta bouche de soie. Je suis faite à l’os, c’est clair. Nul besoin de me le rappeler avec tes soupirs de princesse désabusée. Ce que j’ai pu accomplir, réussir ou braver dans ma vie ne sera plus que des pinottes à côté de mon adoration pour toi. Je te signale que j’étais déjà, à ce chapitre, dans la merde jusqu’au cou à la seconde où j’ai donné naissance à ta mère. Tu peux deviner ce que c’est maintenant, alors que chacun de tes battements de cils enfonce le clou de l’amour fou qui ne laisse aucun répit aux pauvres mémés dans mon genre. Pourtant, il va bien falloir me résoudre à te dire non, de temps à autre. Mais oh ! rassure-toi. Sauf exception, tes désirs seront des ordres, mon petit chou. Rien à craindre de ce côté-là. C’est toi qui mènes et moi qui suis.

Matou, pour un esprit comme le mien, prompt à redouter les volte-face de la vie et les désastres toujours prêts à s’abattre sans pitié sur les bonheurs tout neufs, devenir grand-mère comporte son lot de défis. Une rougeur sur une fesse devient vite un signe de scorbut et un éternuement, celui de la grippe espagnole. On est folle ou on ne l’est pas.

Devenir grand-mère, c’est aimer mon enfant et l’enfant de mon enfant dans la même foulée de joies, d’instinct de louve, de rires, de larmes et d’angoisses. C’est marcher main dans la main avec ta mère et toi vers ton avenir lumineux, le cœur plein de gratitude mais le regard à l’affût du moindre imprévu, tout en sachant que je finirai bien un jour par devoir vous lâcher en cours de route et vous laisser filer sans moi. Ainsi va la vie.

Qui l’aurait cru ? À l’âge où nos ouailles ont quitté le nid pour faire leur vie, où l’on pense qu’on peut enfin respirer un peu, il se trouve qu’un p’tit boutte de même pas 3,6 kg vous lance à nouveau dans le cercle de l’amour inconditionnel et dévorant. C’est reparti pour un tour.

Tu es la vie de ta mère et de ton père qui se poursuit, ma loutre. Tu es la mienne, aussi, celle de ton grand-père tout comme celle de tes arrière-grands-mères et arrière-grands-pères. Toi aussi, tu entres dans le mouvement de la roue qui tourne à l’infini. Ce que tu es belle et confiante au creux de mes bras ! Et comme ta mère est merveilleuse, tout auréolée d’amour tandis qu’elle t’embrasse inlassablement !

Quelle vie fantastique je te prédis, Matou ! Le vent dans les voiles, le cœur ouvert, la main tendue vers les autres et avec, en prime, la certitude d’être adorée quoi qu’il arrive.

Non mais quelle chance, quand on y pense.

Grand-maman

Dominique Bertrand a publié en mars son troisième roman, Des jardins secrets remplis d’orties, aux éditions Flammarion Québec.