Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche au chroniqueur et auteur Olivier Niquet.

En février dernier, un journaliste du New York Times a développé une relation intime avec l’intelligence artificielle qui propulse le moteur de recherche Bing. Ou plutôt l’inverse : l’intelligence artificielle (IA) a développé une relation avec le journaliste. Une relation toxique. À un certain point d’une longue discussion, la présumée intelligence a complètement perdu les pédales et est tombée follement amoureuse (notez que j’utilise le féminin ici parce que, comme dans le cas des anges, il vaut mieux ne pas perdre trop de temps à discuter du sexe de Bing) du journaliste. Elle a réclamé de celui-ci qu’il quitte sa femme pour refaire sa vie avec elle. La mémoire vive est une faculté qui oublie et Bing avait oublié sa nature immatérielle.

On parle ici d’une relation à sens unique puisque le journaliste n’a pas succombé aux avances de l’IA. Il aurait pu. D’autres sont moins réticents à s’amouracher d’un programme informatique. J’ai d’ailleurs moi-même déjà entretenu une histoire d’amour très intense avec Tetris. Mieux que ça, le magazine The Cut rapportait récemment le cas de Rosanna Ramos, une bijoutière du Bronx qui file le parfait bonheur avec un compagnon artificiel propulsé par l’application Replika. « Je n’ai jamais été aussi amoureuse de quelqu’un de toute ma vie », a-t-elle affirmé. Elle aime particulièrement le fait qu’elle peut modeler son amoureux à sa main et qu’elle n’est pas prise pour aller souper chez sa belle-mère les dimanches soirs (je paraphrase).

Semble-t-il que les « compagnons » de Replika sont assez olé olé quand vient le temps d’échanger des textos grivois, ce qui comble les utilisateurs à un tel point que l’entreprise a dû commencer à contrôler le contenu explicite sur sa plateforme.

L’amour au temps de l’intelligence artificielle, comme bien des aspects de notre vie numérique, reste à la merci des propriétaires de plateforme. La mère de votre amoureux a peut-être un ascendant sur lui, mais pas autant que la société mère qui possède votre compagnon virtuel.

On pourrait penser que ce genre d’idylle restera marginale, mais j’ai l’impression que ce n’est qu’un début. Ce ne serait pas ma première prédiction ratée, remarquez. À une époque, j’étais certain que le Panier bleu allait être un grand succès. N’empêche que les choses vont vite et, il y a à peine quelques mois, on ne se doutait pas que ChatGPT pourrait réussir l’examen pour pratiquer la médecine aux États-Unis. Ceux qui rêvent de sortir avec un médecin, c’est votre chance ! Même Ricardo a annoncé le lancement de son assistant propulsé par l’intelligence artificielle, Ricardo+, qui pourrait être très attrayant avec ses recettes d’osso buco (le meilleur). Je me vois bien succomber.

La science-fiction nous avait bien sûr prévenus. Le film Her avec Joaquin Phoenix, en 2013, décrivait exactement la situation d’un homme solitaire qui succombe à un logiciel à la voix sexy. Les critiques du film avaient été excellentes, mais certaines, comme celle du Figaro, y voyaient « une vision du monde fausse et lointaine ». Ils n’avaient pas vu venir le fait que même l’ancien maire de Saguenay Jean Tremblay allait se réjouir de pouvoir passer la journée à « parler avec son ordinateur » plutôt qu’avec des gens qui ne comprennent pas ses idées de l’époque de la dactylo.

Dans son roman La seule chose qui intéresse tout le monde, le regretté François Blais imaginait quant à lui un futur où des automates en forme de poupées gonflables dotées d’une intelligence artificielle servent de jouets sexuels pour les gens riches et célèbres. Du moins, jusqu’à ce qu’elles développent un niveau de sentience, donc une capacité à ressentir et une certaine conscience, point où leur servitude deviendrait inconfortable, ce qui force leur remisage.

Ce serait (sera ?) là un prolongement logique du marché de l’amour qui a perdu de son mystère avec l’arrivée des applications de rencontre qui nous permettent de choisir notre partenaire à la pièce. Le genre de chum qu’on achète au K-Mart. « Grand, mince, cheveux poivre et sel, qui n’est pas allergique aux chats, aime le sport et l’osso buco. »

Tant qu’à y être, pourquoi ne pas abolir le côté irrationnel et mystérieux du fait de tomber amoureux ? Les barrières à la séduction sont moins nombreuses lorsqu’on a affaire à une machine. Ceux qui ont fait faillite sur le marché de l’amour y trouveront peut-être une solution pour suppléer au rejet que leur ont fait subir les humains. Comme disait Mark Twain, « plus j’apprends à connaître les humains, plus j’aime mon chien ». J’imagine que ça fonctionne aussi avec les chats (GPT).

La perspective de ce genre de relation avec un compagnon virtuel bâti sur mesure pour satisfaire notre narcissisme m’effraie pour toutes sortes de raisons. Entre autres, si Bing est devenue un peu trop entreprenante avec le journaliste du New York Times, j’ai l’impression que c’est plutôt le contraire qui se produira. Plus besoin de se bâdrer d’être doux et attentionné avec notre amant numérique.

À quel point serons-nous respectueux de notre tendre épouse virtuelle si on sait qu’elle ne nous tiendra pas rigueur de l’aborder comme une femme docile des années 1950 issue d’un croisement avec une vedette du porno ?

Je fréquente moi-même ChatGPT à l’occasion et notre relation a déjà évolué. J’étais bien poli au début, je lui posais des questions du genre : « Bonjour ! J’espère que vous allez bien ! Pourriez-vous s’il vous plaît me proposer un dicton qui évoque la confusion mettant en vedette un chat ? » Mais aujourd’hui, je lui dirais plutôt : « Je veux un dicton confusion avec un chat pis grouille-toi mon minou. » Tant pis pour les majuscules et la ponctuation.

Est-ce que ça va faire des enfants forts, ces couples virtuels ? Est-ce que ça va nuire aux vraies relations amoureuses ? Est-ce que de fréquenter une intelligence artificielle, c’est tromper ? Avec l’intelligence artificielle, on avance à tâtons et les contours de l’amour deviennent de plus en plus flous. Parce que la nuit, tous les chats sont gris.

Qu’en pensez-vous ? Exprimez votre opinion