Elle gère un portefeuille immobilier de 77 milliards de dollars dans 19 pays, plus que quiconque au Canada. Elle en sait donc un brin sur le télétravail, l’immobilier et la place en devenir des femmes dans ce monde très masculin.

Je rencontre Nathalie Palladitcheff à son bureau de l’Édifice Jacques-Parizeau, dans le Vieux-Montréal. Le magnifique immeuble vitré abrite la Caisse de dépôt et placement du Québec et ses satellites, notamment la filiale Ivanhoé Cambridge, que préside Mme Palladitcheff.

La Française d’origine est peu connue du grand public, mais très appréciée dans son industrie. Volubile, vive, généreuse d’elle-même, Nathalie Palladitcheff utilise fréquemment les termes « humilité » et « travail d’équipe » pour décrire son succès.

Et ce succès, il n’est pas ordinaire : sous sa direction depuis 2019, Ivanhoé Cambridge a littéralement dégonflé sa présence dans les centres commerciaux, en déclin avec le commerce électronique, et traversé une douloureuse pandémie pour l’immobilier. Ivanhoé a ainsi réalisé 250 transactions d’une valeur de 27 milliards en trois ans, cédant des centres commerciaux et achetant des immeubles industriels et de logistique.

Et depuis deux ans, les rendements sont au rendez-vous : à 12,4 % par année, en moyenne, la Caisse de dépôt surpasse ses indices de référence dans l’immobilier (avoisinant 7,7 %), ce qui n’était pas le cas depuis quelques années.

La gestionnaire vient d’ailleurs d’être récompensée par les principaux dirigeants et investisseurs immobiliers de la planète avec le prestigieux prix Carrière de la publication spécialisée PERE (pour Private Equity Real Estate).

Grâce à une femme, ce succès ? Après tout, elle est la première nommée à la tête de ce géant immobilier et l’une des très rares à diriger une telle entreprise dans le monde. Elle-même n’a jamais eu de femme comme patronne.

« Je ne sais pas s’il y a un leadership féminin ou un style et des compétences féminins. Ce que je sais, c’est que la diversité apporte un autre regard. Or, dans mon poste, le plus dangereux, c’est l’angle mort, ce que vous ratez. La principale menace, c’est si vous n’avez pas l’équipe qui vous garantit de voir à 360 degrés. D’où l’importance d’avoir des femmes, des jeunes, des moins jeunes, des personnes avec des expériences différentes, qui donnent le plus de chances d’éviter l’angle mort », dit la gestionnaire de 55 ans.

Pourquoi si peu de femmes ?

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, COLLABORATION SPÉCIALE

Nathalie Palladitcheff, présidente et cheffe de la direction d’Ivanhoé Cambridge

Je ne comprends pas pourquoi ça se féminise aussi doucement. Les femmes ont toutes les compétences requises dans l’investissement, elles sont nombreuses à sortir des universités. La seule chose que je peux voir, c’est la possibilité qu’elles ne se sentent pas à l’aise de travailler dans un milieu d’hommes.

Nathalie Palladitcheff, présidente et cheffe de la direction d’Ivanhoé Cambridge

Nathalie Palladitcheff est un agent de changement à cet égard. Son comité de direction de 10 personnes chez Ivanhoé Cambridge compte autant de femmes que d’hommes.

La gestionnaire est arrivée à Montréal en 2015, après avoir accepté l’offre de Daniel Fournier – ex-PDG d’Ivanhoé Cambridge – de devenir chef des finances de l’entreprise. Mme Palladitcheff était alors responsable des finances de la société Icade, affiliée à la Caisse des dépôts et consignations française, l’équivalent de la Caisse de dépôt du Québec.

Traverser l’Atlantique a exigé mûre réflexion. Ses trois garçons avaient alors 10, 12 et 17 ans et son mari devait quitter son emploi. Aujourd’hui, personne dans la famille ne regrette la décision.

Quelques mois plus tard, son plus jeune fils, alors âgé de 12 ans, lui a dit : « Ici, c’est comme si tout était possible. » « Et il vous dira la même chose aujourd’hui, à 18 ans. Il trouve qu’ici, c’est comme si le ciel était plus haut. Et moi, j’ai senti ça aussi », dit Mme Palladitcheff, devenue PDG d’Ivanhoé Cambridge en 2019 et citoyenne canadienne il y a 18 mois.

Malgré l’importance de ses responsabilités professionnelles, elle dit ne pas sacrifier sa famille. « Mes enfants et mon mari sont ma priorité absolue. Je suis une mère louve, très proche des trois. Et ils sont très complices de ce que je fais. Je leur explique ce que je vis, leur dis qu’il y a des moments plus difficiles, où je suis plus stressée. Je leur ai dit plusieurs fois : là, ne me demandez rien cette semaine, ça va être non », m’explique-t-elle, provoquant un éclat de rire.

Que pense-t-elle de la possible permanence du travail hybride, désormais, et de ses effets sur l’immobilier non résidentiel ?

D’abord, la situation diffère passablement d’une région à l’autre. Depuis le déconfinement, explique-t-elle, le Canada est le pays où les cols blancs sont le moins retournés au bureau. Ainsi, pendant qu’à Montréal, la présence au bureau est de un jour sur quatre, en moyenne (le double à Place Ville Marie), elle grimpe à 70 % en Europe et en Asie et à 50 % aux États-Unis.

Surtout, elle estime qu’avec la récession en vue, les patrons pourraient devenir plus contrôlants, notamment aux États-Unis, exigeant plus de temps au bureau. « Ils voudront avoir un œil plus vigilant sur le travail des troupes », dit-elle.

Quoi qu’il en soit, bien qu’elle croie aux effets favorables du travail hybride, elle cite une étude du MIT qui conclut que les « liens longs », par opposition aux « liens courts » et directs avec les patrons, sont ceux qui créent le surplus de productivité et de performance. Or, ces « liens longs » ne sont pas possibles sur Teams.

« Ce sont les liens avec vos collègues latéraux, ou avec ceux qui ne sont pas dans votre département, ou encore que vous croisez à la machine à café ou à la fin d’une réunion. ‟Tiens, tu as dit ça pendant la réunion, que voulais-tu dire ?” », explique-t-elle, évoquant aussi l’importance du langage non verbal des réunions en personne.

En tout cas, cette entrevue en trois dimensions m’a certainement permis de mieux connaître Nathalie Palladitcheff et son environnement de travail. Il reste à voir si les « liens longs » dont elle parle lui permettront d’éviter les angles morts de l’immobilier dans la période tourmentée des prochains mois. Espérons-le, car les rendements de nos fonds en dépendent…

Questionnaire sans filtre

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Nathalie Palladitcheff

Le café et moi : Je ne prends jamais de café, plutôt du thé ou de la tisane.

Les gens que j’aimerais réunir à table, morts ou vivants : Samuel de Champlain, LeBron James, Christine Lagarde et Céline Dion

Le matin idéal : Un petit-déjeuner copieux (mon repas préféré) et sans gluten (je suis cœliaque) avec mon mari.

Le dernier livre que j’ai lu : Le roman Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes, de Lionel Shriver

Mon plus récent coup de cœur québécois : La série La nuit où Laurier Gaudreault s’est réveillé, réalisée par Xavier Dolan

Mon endroit préféré dans le monde : N’importe où avec ma famille

Qui est Nathalie Palladitcheff ?

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D’origine française, Nathalie Palladitcheff est arrivée à Montréal en 2015.

  • Née en 1967 à Draveil, dans la région de Paris, en France. Son nom de famille lui vient de son grand-père paternel russe.
  • Diplômée de l’École supérieure de commerce de Dijon, Nathalie Palladitcheff est présidente et cheffe de la direction d’Ivanhoé Cambridge, la filiale immobilière de la Caisse de dépôt et placement du Québec, depuis 2019. Elle a auparavant travaillé chez Coopers & Lybrand, à la Banque française commerciale et chez Icade, filiale immobilière de la Caisse des dépôts française.
  • Elle a reçu en 2012 les insignes de Chevalier de l’Ordre national du mérite.