Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Audrée Wilhelmy.

Fin novembre et la grisaille parisienne : je m’enfonce dans le clair-obscur d’une mise en scène, au sous-sol du palais Galliera de Paris. Dans le dédale de l’exposition Frida Kahlo : au-delà des apparences, seuls les bijoux, les robes et les autoportraits de l’artiste mexicaine sont illuminés. Les visiteurs vont d’un phare coloré à l’autre, admirent les massifs colliers de jade et d’argent, la superposition des jupons, les corsets de plâtre peint, les orthèses diaprées, les broderies d’Oaxaca qui ornent foulards, jupes et chemises.

Je ne sais pas combien de temps je reste figée devant chacun des tehuana, ces vêtements traditionnels des femmes de Juchitán arborés par Frida Kahlo. Constituées d’une chemise carrée brodée, d’une jupe longue et, à l’occasion, d’un voile de célébration, ces tenues sont associées à l’unique société matriarcale du Mexique, celle de l’isthme de Tehuantepec. Si Frida Kahlo les a choisies comme parure de prédilection, c’était en grande partie pour leur portée politique : à travers elles, l’artiste revendiquait la souveraineté de toute femme sur sa propre vie.

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DU PALAIS GALLIERA

Dans le dédale de l’exposition Frida Kahlo : au-delà des apparences, seuls les bijoux, les robes et les autoportraits de l’artiste mexicaine sont illuminés.

Au palais Galliera, l’après-midi coule dans le noir des galeries. Je n’ai jamais passé autant de temps dans une exposition. Je ne réussis pas à nommer le dialogue qui s’ouvre entre Frida et moi. Il ne s’agit pas exactement d’admiration, ou plutôt, il y a ça, bien sûr, mais quelque chose dépasse le plaisir esthétique ou émotif ressenti devant une œuvre d’art. Je suis bouleversée par les créations d’un nombre grandissant d’artistes, sans pour autant avoir l’impression d’être devant elles comme devant une sœur.

Et c’est difficile de parler de la sororité ressentie entre une icône mondiale et soi. Je ne prétends pas à la reconnaissance dont Frida jouit, n’aspire pas non plus à dédoubler ce qu’elle a créé. Je ne joue pas des mêmes codes qu’elle et ne me heurte pas aux mêmes barrières. Ce n’est pas une filiation. Ce n’est pas la rencontre d’une idole.

La sacralisation de cette artiste me trouble, d’ailleurs : j’entends bien les commentaires tandis que les visiteurs voguent d’un mannequin à l’autre. La plupart des gens ne voient de la femme que ce vêtement figé, cette robe sans corps, cette couronne de fleurs qui ne coiffe plus aucune idée, aucune tête et ce monosourcil reproduit sur des millions de coussins, imprimé sur des sacs, des t-shirts, de la papeterie.

Il ne reste de Frida que des traces reconstituées, avalées par une machine à faire du profit : de ses corsets on ne voit plus que le plâtre peint, les souffrances du corps se sont évanouies.

Je suis devant une robe de velours noir, elle l’a portée pour un gala. Statique dans le mouvement des visiteurs, je retrouve l’idée de la chair de Frida, j’essaie d’entendre son souffle, de comprendre ce que la robe cachait de souffrance, l’armure féroce qu’elle incarnait pour l’artiste. J’essaie d’imaginer la texture et le poids du velours sur ma propre peau. Il y a dans le rapport que Frida entretenait avec son corps, ses vêtements, sa maison, sa vie créative, certaines choses qui font fortement écho à la manière que j’ai de converser avec le monde.

Ce dialogue ouvert entre nous relève peut-être surtout de l’expérience humaine à proprement parler. Nous employons des mécanismes similaires pour composer avec le réel. J’ai su assez tôt dans ma vie que je n’aurais pas d’enfant. Mes premières opérations gynécologiques ont eu lieu quand j’avais 22 ans, et à 28 ans, c’était déjà assez clair que je ne pourrais pas donner naissance. À 31 ans, après de nombreuses années de douleur physique envahissante, on retirait enfin mon utérus. Frida, pour sa part, a fait de multiples fausses couches dans sa vingtaine et a également compris assez tôt qu’elle n’aurait pas d’enfant. Lors de l’accident qui a failli la tuer, elle a été empalée par une barre de fer qui a généré des blessures la privant de la possibilité de mener à terme une grossesse. Je me demande si, pour elle comme pour moi, l’impossibilité de la maternité n’est pas partiellement à l’origine du besoin de se créer un monde à soi. De créer tout court. Tout art ne naît-il pas de ce qui est mort et qu’on veut faire vivre ?

Ce n’est pas la même chose, choisir de ne pas avoir d’enfants et ne pas pouvoir en avoir. Accepter l’impossibilité physique, organique, de créer une famille est un long processus au bout duquel j’ai trouvé, pour ma part, une immense liberté.

L’infertilité totale libère des remises en question, des doutes, de la peur de tomber enceinte, de l’attente d’un petit miracle, d’un coup que ça pourrait marcher, d’un coup… Quand l’impossibilité est définitive, il y a l’obligation et la liberté de créer la vie autrement. Il faut tisser le réel, coudre et découdre le corps, le façonner d’une façon qui ne soit pas guidée par les a priori des autres, en reconnaître les aspérités, les limites, et les transmuter en puissance.

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Frida Kahlo

Je regarde l’attelle que Frida a portée après son amputation. La botte qui y est fixée est magnifique. Je n’ai pas expérimenté le centième de la souffrance que cette femme a vécue, mais je comprends intimement ce que signifie créer « malgré », je comprends que les mécanismes de l’art permettent de construire autour de soi un monde sur lequel on a une prise. La pulsion de le rendre aussi beau, lumineux, coloré, magique que possible, le fait d’essayer d’appartenir à un non-temps, dans un lieu qui n’est pas astreint au réel : ce sont des mécanismes de protection de soi et une façon de faire face à la brutalité du monde et de la vie.

Au sous-sol du palais, les heures passent et les œuvres parlent de jardin, de joie, de fierté, d’émancipation. Je me dis que la vie est peut-être exactement comme cette exposition : il faut glisser d’un îlot de lumière à l’autre dans un monde de clairs-obscurs. Et quand enfin je remonte le long escalier et reçois au visage les premières bouffées du soir, le soleil tombe sur Paris, éblouissant comme une robe mexicaine.