Un matin gris de décembre. La neige n’est pas encore tombée sur le centre-ville de Montréal. Mais il suffit d’entrer dans la loge de Barbada pour oublier le temps maussade.

Autour de nous, boas, perruques et paillettes multicolores s’empilent jusqu’au plafond. La célèbre drag queen a mis plus d’une heure à se préparer pour l’entrevue. Ça valait le coup : elle est flamboyante. Au sommet de son art.

Les affaires roulent bien, très bien même, pour Barbada, qui atteindra la majorité en février. Quand Sébastien Potvin l’a mise au monde, il ne se doutait pas que, 18 ans plus tard, tout le monde se l’arracherait.

On la sollicite pour animer des mariages et des évènements d’entreprise. Elle tient la barre d’une émission jeunesse sur Tou.tv. Et puis, en novembre, l’ultime consécration : on lui a demandé d’interpréter la fée des Étoiles au défilé du père Noël.

On est loin de l’époque de Lana St-Cyr, de Guilda ou même de Mado Lamotte, quand les spectacles de « travestis » demeuraient un phénomène presque clandestin, confiné aux bars gais de Montréal. Propulsé par des téléréalités hyperpopulaires, l’art de la drag se démocratise comme jamais.

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Barbada discute avec notre journaliste.

« Ces émissions nous ont donné une crédibilité auprès du milieu artistique et de la population en général. Elles nous ont permis de nous déghettoïser, de sortir du Village », se réjouit Barbada.

Mais tout n’est pas rose au royaume de la drag…

Paradoxe : la normalisation du phénomène drag s’accompagne d’une intense campagne de diabolisation.

Résultat, il n’a jamais semblé aussi dangereux d’être une drag queen. Aux États-Unis, du moins, où les attaques violentes se multiplient, alimentées par une rhétorique tout droit sortie des boules à mites homophobes des années 1970…

À l’époque, les « défenseurs de la famille » autoproclamés accusaient les homosexuels de représenter un danger pour les enfants. Aujourd’hui, ils dénoncent le « grooming » des drags. Le terme a peut-être changé, mais le discours est essentiellement le même.

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Armés jusqu’aux dents, des Proud Boys ont manifesté contre une heure du conte animée par une drag queen, le 3 décembre, devant une école primaire de Columbus, en Ohio.

Or, on le sait, les guerres culturelles qui déchirent les Américains ont tendance à déborder de ce côté-ci de la frontière. « Le contexte est différent au Canada, dit Barbada. Le débat est moins polarisé. Il reste que souvent, quand les États-Unis ont la diarrhée, ici, on fait des pets mouillés… »

Au Québec, on l’entend déjà, ce discours rétrograde qui associe sans la moindre preuve les drags à des pédophiles. « Je crois qu’il y a des adultes qui veulent imposer leurs fantasmes sexuels aux petits enfants », affirmait en novembre une chroniqueuse radio montréalaise à propos des « heures du conte » animées par Barbada dans les bibliothèques.

C’est tellement loin de la réalité. Mais pour le comprendre, encore faut-il se parler. Et s’écouter un peu, pour changer.

Barbada anime des heures du conte dans les bibliothèques depuis 2016. En gros : elle raconte des histoires prônant l’ouverture et l’estime de soi à des enfants de 3 à 8 ans. Parfois, elle leur fait un peu peur. Au début. Mais ça ne dure jamais.

Ce sont des drag queens américaines qui ont ouvert le bal, en 2015. Elles se présentent comme « des clowns, mais en plus jolies ». L’objectif : promouvoir la diversité et la tolérance auprès des tout-petits.

« Mon ami bibliothécaire a vu ça et a dit : “Il faut amener ça au Québec.” Il savait que je travaillais avec les enfants, que j’étais enseignant au primaire. Il m’a dit : “Est-ce que ça te tente ?” »

Ça lui tentait. Depuis, Barbada est très demandée dans les bibliothèques – et pas que dans l’île de Montréal. « Je suis pas mal sûre que j’ai été la première drag queen à mettre les pieds à Saint-Colomban ! »

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Barbada

Mais depuis quelque temps, elle s’inquiète un peu, tout de même. Quelques jours avant notre rencontre, des Proud Boys armés jusqu’aux dents avaient défilé devant une école primaire de Columbus, en Ohio, pour protester contre une activité de lecture animée par une drag queen.

Ce n’était pas la première heure du conte perturbée par des miliciens d’extrême droite aux États-Unis. Et c’est sans compter le massacre de cinq personnes lors d’un spectacle de drags dans un bar de Colorado Springs, le 19 novembre.

« Cela m’inquiète évidemment pour mes collègues aux États-Unis qui ont à subir ça », dit Barbada. Elle déplore la récupération politique qui nourrit toute cette haine. « Le Tennessee veut criminaliser l’art de la drag devant les enfants. » Le Montana songe à faire la même chose. En Floride, le gouverneur Ron DeSantis s’est demandé si les parents qui traînent leurs rejetons à des spectacles de drags devraient être signalés aux services de protection de l’enfance…

Ce vent-là commence à souffler ici. En juin, la Ville de Dorval a reçu une rafale de plaintes après avoir annoncé une heure du conte avec Barbada. Des internautes ont accusé les autorités municipales de faire le jeu des pédophiles…

C’était la première fois depuis 2016 que l’heure du conte de Barbada soulevait la controverse. L’activité a eu lieu, malgré les menaces de mort. « Il ne faut pas céder. Il ne faut pas annuler les activités et donner raison aux détracteurs, sinon, ils vont le refaire, la prochaine fois. »

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Barbada

Je ne veux jamais avoir peur. Parce que je le sais que la journée où je vais avoir peur, je vais les laisser gagner.

Barbada

Peu après cette affaire, l’arrondissement de Saint-Laurent a annulé l’heure du conte de Barbada dans ses bibliothèques. « Ils avaient peur que ce qui s’était passé à Dorval se répète. Ils n’ont jamais pris le temps de me parler avant de prendre leur décision. »

Quand ils ont pris la peine de l’appeler… ils ont changé d’idée. L’activité a finalement eu lieu.

Conclusion : il faut arrêter de croire ce que vous lisez sur les réseaux sociaux, dit Barbada. « Les gens sont mal informés sur ce qui se passe dans les heures du conte parce qu’ils se basent sur des préjugés. Or, c’est justement ce qu’on essaie de casser, les préjugés ! »

Les drag queens peuvent avoir des styles et des auditoires différents. Oui, certaines d’entre elles ont un style, disons, très sexualisé. Mais ce ne sont pas elles qui se produisent devant les tout-petits. « Il y a des drags dont l’art est parfaitement adaptable pour un public plus familial. »

Ça vaut pour tous les artistes. « Si Lady Gaga visitait une école primaire, il n’y a pas beaucoup de parents qui iraient manifester avec leur AK-47. Pourtant, ce que fait Lady Gaga sur scène, ça peut être extrêmement provocateur. C’est la même chose avec les drags. »

Barbada le reconnaît sans peine : malgré la démocratisation en cours, l’art de la drag ne sera sans doute jamais pour tout le monde. « Tu as parfaitement le droit de ne pas aimer ça. » Mais, dit-elle, ça ne te donne pas le droit de demander l’annulation des heures du conte dans les bibliothèques.

J’ajouterais ceci : si tu refuses, au nom de la liberté d’expression, que de vieux livres pour enfants vaguement racistes ou homophobes soient mis au rancart, tu devrais t’abstenir d’exiger la censure des heures du conte de Barbada. Tu devrais défendre la liberté d’expression en tout temps, même quand ça ne fait pas ton affaire.

« Tu sais, les parents qui disent “laissez nos enfants tranquilles”… moi, je n’ai jamais cherché à parler à leurs enfants, souligne Barbada. Il y a plein d’autres enfants qui veulent m’écouter. Et plein de parents sont ouverts à ça. Si ce n’est pas ton cas, parfait : laisse tes enfants chez vous ! »

Mais n’empêche pas les autres de vivre cette expérience-là. Et surtout, renseigne-toi un peu.

« Il faut se parler. Comprendre les valeurs derrière ça. Des valeurs d’ouverture et d’acceptation. Oui, le véhicule est différent, il est un peu hors de l’ordinaire. Mais il me semble que personne ne peut être contre le fait de dire à des enfants : “Sois qui tu veux. Sois toi-même. Trouve-toi. Cela va peut-être prendre un certain temps. Peut-être que tu vas réaliser que tu n’es pas différent. Mais peut-être aussi que tu vas réaliser que tu es cette personne-là, qui aime quelque chose de différent. Tu as le droit.” »

Questionnaire sans filtre

Le café et moi : Je n’en ai jamais bu. Je suis né différent et je le suis toujours resté. Toute ma vie, j’ai été dans la marge. Même en tant que drag ! Dans l’univers des bars, il y en a beaucoup qui boivent, qui fument ou qui prennent de la drogue. Moi, je ne fais rien de tout ça…

Une personnalité que j’aimerais rencontrer : Malala Yousafzai. Elle a toutes les raisons d’avoir peur et pourtant, elle continue. Elle n’a pas cédé à la peur. Elle a reçu une balle en pleine figure. N’importe qui sur Terre aurait dit : j’abdique. Elle a reçu le prix Nobel de la paix et continue à véhiculer son message.

Qui est Barbada ?

Nom civil : Sébastien Potvin

Né à Beauport, en banlieue de Québec, en 1984

Élevé par sa mère blanche et seule. Il n’a jamais connu son père, un homme noir originaire de la Barbade.

Personnifie Barbada depuis 2005

Officier du Cadre des instructeurs de cadets des Forces armées canadiennes de 2005 à 2011

Diplômé de l’UQAM en enseignement de la musique en 2010

A enseigné la musique dans une école primaire de la Rive-Sud jusqu’en 2022

Anime l’émission jeunesse Barbada sur Tou.tv depuis 2022

Précision :
Ce texte a été modifié afin de préciser dans quel corps des Forces armées canadiennes Barbada a été Officier.