Sommité du domaine de l’éducation au Québec, Égide Royer ne hausse jamais le ton. Peut-être est-ce parce qu’il est le père de triplés, mais il est si serein qu’on croirait parfois un moine bouddhiste.

Pourtant, assis avec lui autour d’un café, on sent rapidement que le nombre hallucinant de jeunes en difficulté dans les écoles du Québec l’irrite profondément.

Au primaire et au secondaire, on en dénombre actuellement tout près de 250 000. Dans les écoles publiques, qui sont plus touchées que celles du privé, ça représente « à peu près un jeune sur quatre », nous explique-t-il.

« On ne peut pas continuer à augmenter comme ça continuellement. […] On ne peut pas reprendre un café dans trois ans d’ici, tous les deux, et se dire qu’on est rendu à 265 000 », ajoute-t-il, calmement… mais fermement.

Nous souhaitions le rencontrer au moment où le réseau de l’éducation se retrouve avec un nouveau ministre pour la première fois en quatre ans. Le flamboyant Bernard Drainville a pris la relève de Jean-François Roberge.

Parce qu’Égide Royer a fait de la réussite scolaire — et par conséquent du succès de nos enfants — son cheval de bataille. Depuis très longtemps.

Dans deux ans, soit en 2024, il franchira le cap des 50 années passées au service des jeunes. Une carrière qui a débuté en 1974, lorsqu’il a décroché un poste d’éducateur spécialisé dans un centre jeunesse.

Il a par la suite toujours gardé le cap, guidé par-dessus tout par son désir d’aider les jeunes qui présentent des difficultés d’adaptation à l’école.

Non seulement son expertise est-elle reconnue, mais son avis est sollicité depuis de nombreuses années par des élus (dont plusieurs ministres de l’Éducation) à Québec.

Et ces jours-ci, son avis, c’est qu’il faut faire du sort des élèves en difficulté la priorité des priorités.

Il raconte comment, lors des états généraux en éducation des années 1980 et 1990, on a « repensé l’enseignement » sans mettre l’accent sur les élèves en difficulté — qui ont même souffert de la plus récente réforme, estime-t-il.

C’est pourtant, selon lui, la « clé de voûte » de tout le système.

Cette fois, si on a à réfléchir, à repenser, concentrons-nous sur ceux qui échouent à l’école, qui abandonnent l’école et qui sont en difficulté à l’école.

Égide Royer

Pensons-y : on sait donc qu’il y a environ un quart de million de jeunes qui ont des difficultés au Québec. Mais on sait aussi qu’à peine 40 % des élèves en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage (EHDAA) qui entrent au secondaire vont réussir à obtenir un diplôme d’études secondaires (DES) ou un diplôme d’études professionnelles (DEP).

« Il faut revoir comment on s’occupe de nos jeunes en difficulté au Québec. Tous les astres sont alignés », dit-il, plaidant pour une réforme à très court terme (d’ici deux ou trois ans) de la politique d’adaptation scolaire. Elle date de 1999, alors qu’il y avait uniquement 100 000 élèves en difficulté dans nos écoles.

Le problème de ces jeunes en est aussi un pour le réseau scolaire et pour la société au grand complet.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Notre journaliste Alexandre Sirois et Égide Royer

On n’a qu’à penser au fait que ces élèves « sont massivement concentrés dans les écoles publiques ordinaires », rappelle Égide Royer. « Il y a des enseignants qui vont se tuer à la tâche là-dedans ! »

Entre ce contexte et celui qui existe au sein des écoles du privé ou de celles du public à projets particuliers, c’est le jour et la nuit.

C’est ce qu’on surnomme depuis un certain temps « l’école à trois vitesses », qui est la cause d’inégalités flagrantes (et documentées).

Mais nous n’avons peut-être rien vu, nous dit Égide Royer. Si on continue de laisser la situation pourrir, on pourrait bien se retrouver avec une école… à quatre vitesses.

Car si les enseignants du réseau public ne parviennent plus à gérer le nombre d’élèves en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage, on pourrait finir par « ouvrir davantage de classes spécialisées ».

C’est selon lui « un danger réel ». Avec cette quatrième vitesse, les inégalités se creuseraient encore plus. Parce que « si vous rentrez dans une classe spécialisée à 7 ou 8 ans, vous avez tendance à y rester ».

Il ne remet pas en question l’existence de classes spécialisées dans des cas particuliers, mais estime qu’elles ne doivent pas se généraliser.

Pour lui, toutes les écoles doivent se préoccuper de tous les élèves. Un point, c’est tout.

Il estime ainsi qu’il faut donner « plus de responsabilités et plus de moyens » au secteur privé pour qu’il « contribue à la réussite » d’un plus grand nombre de jeunes qui ont des difficultés à l’école.

« Je parle d’accueillir des jeunes qui n’ont pas seulement un léger retard scolaire, des notes faibles en français et en mathématiques, mais vraiment une proportion naturelle de jeunes avec des difficultés. »

Ce qui n’est pas le cas à l’heure actuelle, souligne-t-il.

Dans le même ordre d’idées — celui des obstacles à la réussite de nos jeunes —, on le questionne sur le taux d’échec des garçons québécois. Quelque 30 % des garçons, après avoir passé sept ans à l’école secondaire, n’ont ni DEP ni DES.

Il importe, à son avis, de trouver des façons d’intéresser les garçons du primaire autant que les filles à la lecture et de leur offrir dès le plus jeune âge des modèles en matière de réussite éducative. « Ça ne réglera pas le problème, mais ça y contribuerait de manière importante », dit-il.

Tout au long de l’entrevue, Égide Royer émaille ses propos d’exemples concrets tirés du réseau scolaire. À 68 ans, il continue de consacrer entre 20 et 30 heures par semaine à sa passion.

Il demeure aussi branché sur ce réseau en raison de sa propre famille. Ce père de quatre enfants — dont les triplés — est désormais grand-père de 12 jeunes, dont la cadette est en première année et l’aînée, au cégep.

Aurait-il des conseils précis à offrir au nouveau ministre de l’Éducation ?

En plus d’une réforme rapide pour venir en aide aux élèves en difficulté, il suggère le dépôt d’un plan de cinq ans pour « remettre l’ensemble de notre parc immobilier aux normes », y compris sur la question de l’aération. Et le dépôt d’un plan de cinq à dix ans pour « revaloriser et augmenter le nombre d’enseignants ».

Sans oublier que le nouveau ministre devrait trouver une façon d’obtenir « un portrait assez clair » des jeunes qui ont le plus souffert de la pandémie sur le plan de l’apprentissage (un récent rapport de la vérificatrice générale a montré à quel point on nage dans le brouillard). Et se demander comment faire pour éviter qu’en raison de la COVID-19, l’écart ne se creuse encore davantage entre les plus forts et les plus faibles en matière de réussite.

Vers la fin de l’entrevue, Égide Royer se dit également préoccupé par une tendance lourde en ce moment : le nombre de jeunes qui décrochent trop tôt, attirés par le monde du travail.

Il estime que tout le monde, des élus aux employeurs en passant par les chambres de commerce, doit trouver des façons de s’engager à freiner cette tendance.

Et il persiste à dire que nous devrions rendre l’école obligatoire jusqu’à 18 ans.

« Pourquoi a-t-on tant de difficulté, au Québec, à dire simplement que nous souhaitons que nos jeunes soient en situation d’apprentissage jusqu’à l’âge de 18 ans ? », se demande-t-il

C’est l’une des nombreuses questions aussi pertinentes que pressantes auxquelles, on l’espère, répondra sous peu le nouveau ministre de l’Éducation.

Questionnaire sans filtre

Le café et moi : « On a une relation très étroite. Je lis cinq journaux chaque matin et je prends mes deux premières tasses de café (café filtre) en déjeunant et en lisant », dit-il. Il prend aussi un café à 15 h. « J’ai une routine. »

Le dernier livre que j’ai lu : « Je lis beaucoup de biographies ou de livres historiques. Mais cette fois, je lis quelque chose de spécial : Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. Je m’étais essayé à quelques reprises, mais je me décourageais après avoir passé les madeleines. Là, je suis rendu dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs. »

Des personnes que j’aimerais réunir autour d’une table, mortes ou vivantes : « Vivants : en psychologie, c’est sûrement Daniel Kahneman. Dans ceux qui sont décédés : les économistes John Kenneth Galbraith et John Maynard Keynes. Et un autre, le grand romancier Joseph Kessel. »

Les qualités que j’aime chez les autres : « Les échanges et les discussions. Dans le sens : je jase avec vous, je m’intéresse à ce que vous faites et vous me retournez la balle, vous vous intéressez à ce que je fais. »

Ce que je déteste par-dessus tout : « Les gens qui, avec beaucoup d’assurance, vont affirmer quelque chose et qui ne savent pas qu’ils ne savent pas. »

Qui est Égide Royer ?

  • Psychologue de formation, il a commencé sa carrière au milieu des années 1970 — avec l’intention d’aider les jeunes en difficulté — en centre jeunesse comme éducateur spécialisé.
  • Il a été psychologue — et notamment responsable de l’adaptation scolaire — pendant 10 ans dans une commission scolaire de Portneuf.
  • Il a aussi été professeur de psychologie au cégep et plus tard responsable, au ministère de l’Éducation, du dossier des difficultés d’apprentissage et de comportement.
  • Il a enfin été, pendant un quart de siècle, professeur à la faculté des sciences de l’éducation de l’Université Laval, et il poursuit aujourd’hui sa carrière de psychologue spécialisé en éducation.