L’attribution de la Coupe du monde de soccer au Qatar continue d’alimenter la polémique à quelques jours de l’ouverture du mégaévènement sportif. Elle jette du même coup une lumière crue sur les pratiques de plusieurs régimes autoritaires qui misent à coup de millions, voire de milliards, sur le sportwashing pour tenter de redorer leur image… sans garantie de succès.

« Comme une claque au visage »

Le souvenir des attentats du 11 septembre 2001 constitue toujours, 20 ans plus tard, une vive blessure pour Terry Strada.

Son mari Tom, qui travaillait dans le secteur financier, se trouvait au 104e étage de la tour nord du World Trade Center lorsqu’un des avions détournés par le commando d’Al-Qaïda a percuté le bâtiment.

« Il m’a appelée quelques minutes plus tard. C’était frénétique, j’entendais beaucoup de cris à l’arrière-plan. Tom m’a dit qu’il allait descendre par les escaliers pour sortir, mais il ne savait pas que les escaliers n’étaient plus utilisables… Personne de son entreprise n’a survécu », relate Mme Strada.

Le drame a été le point de départ d’une longue quête pour l’Américaine, qui tente depuis deux décennies de comprendre quel a été le rôle exact de l’Arabie saoudite dans l’organisation de l’attaque.

Des documents récemment dévoilés soulèvent, dit-elle, de sérieuses questions sur le soutien apporté par des officiels saoudiens aux membres du commando, qui étaient presque tous originaires du pays moyen-oriental. Riyad a toujours démenti toute responsabilité.

PHOTO MARK LENNIHAN, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

L’emplacement du tournoi a suscité la colère de nombreuses familles des victimes des attentats du 11-Septembre.

La tenue au milieu de l’été à Bedminster, au New Jersey, d’un tournoi de golf financé par l’Arabie saoudite, sur un terrain appartenant à l’ex-président Donald Trump, a été reçue dans ce contexte comme un véritable affront par les familles des victimes des attentats du 11-Septembre.

« Le terrain est à moins d’une cinquantaine de kilomètres de l’endroit où se trouvaient les tours. C’était comme une claque au visage », souligne Mme Strada, qui a participé à une manifestation en marge de l’évènement pour dénoncer une tentative grotesque de sportwashing, un terme récemment introduit officiellement dans le dictionnaire Collins.

PHOTO ELIZABETH D. HERMAN, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Terry Strada, dont le mari est mort lors de l’attaque du 11 septembre 2001 à New York

Au lieu de tenter d’améliorer leur image à travers le sport, les Saoudiens devraient reconnaître leurs responsabilités dans ce qui s’est passé.

Terry Strada, dont le mari est mort lors de l’attaque du 11 septembre 2001 à New York

L’expression désigne le stratagème de régimes autoritaires, ou d’entreprises, qui cherchent à faire oublier leur piètre bilan en matière de respect des droits de la personne en s’associant à des évènements sportifs d’envergure, souvent à grands frais.

L’annonce, plus tôt cette année, de la création d’un nouveau circuit de golf financé par l’Arabie saoudite, la LIV, est régulièrement décriée comme une manifestation de ce phénomène.

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Le prince héritier Mohammed ben Salmane, dirigeant de facto de l’Arabie saoudite

À travers son fonds souverain, le régime du prince héritier Mohammed ben Salmane a réussi à attirer certains des meilleurs golfeurs de la planète, parfois en leur offrant des centaines de millions de dollars.

Les clubs de golf, y compris ceux de Donald Trump, qui acceptent d’accueillir certains des évènements, bénéficient aussi d’une manne colossale, relève Mme Strada, qui ne cache pas sa déception.

« Le prix offert est trop élevé. Ils ne sont pas capables de résister », dit-elle.

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Phil Mickelson participe au tournoi de Bedminster du circuit LIV, au New Jersey, le 29 juillet.

Le caractère controversé de la décision des joueurs a été mis en relief à Bedminster par un satiriste du groupe The Good Liars qui a crié « Frappe-la pour la famille royale saoudienne ! » à la vedette Phil Mickelson alors qu’il s’apprêtait à frapper son coup de départ.

Regardez l’intégralité de l’intervention de Jason Selvig, du groupe The Good Liars (en anglais)

Le golf est loin d’être le seul domaine sportif sur lequel l’Arabie saoudite mise pour améliorer son image. Selon l’ONG anglaise Grant Liberty, des investissements de plus de 1,5 milliard de dollars ont été faits, avant même le lancement de la LIV, pour organiser dans le pays des matchs de boxe professionnels, des courses automobiles, du tennis ou de la lutte avec des athlètes de renommée internationale.

« En s’associant avec le sport, les dirigeants du régime saoudien cherchent à faire en sorte que leur pays profite de la magie qui l’entoure. Ils veulent recevoir une partie de la gloire par association et alléger du coup leur image » de régime « meurtrier », dénonce l’organisation.

200 millions

Selon Forbes, il s’agit de la somme versée en dollars américains par l’Arabie saoudite au joueur vedette Phil Mickelson pour le convaincre de participer au nouveau circuit LIV

Source : Forbes

Des États pétroliers à l’offensive

Riyad n’est évidemment pas seul à miser sur une telle approche, qui est particulièrement populaire actuellement au Moyen-Orient.

« On y trouve une grande concentration d’États riches en pétrodollars qui peuvent dépenser des fortunes sans avoir à rendre compte de leurs décisions » faute de mécanismes démocratiques pour les contraindre, souligne Michael Page, directeur adjoint de la région pour Human Rights Watch.

Le Qatar, qui a hérité de la Coupe du monde 2022 sur fond d’allégations de corruption, est un autre pays extrêmement actif dans ce domaine, tout comme les Émirats arabes unis.

Leur intérêt pour des évènements sportifs de nature diverse suggère que leurs dirigeants demeurent convaincus de la valeur du sportwashing même si son effet en termes d’image est parfois difficile à quantifier, note M. Page.

La pratique peut aussi avoir un effet boomerang en attirant l’attention sur des conduites que le régime cherche justement à faire oublier, ajoute-t-il.

PHOTO GIUSEPPE CACACE, AGENCE FRANCE-PRESSE

Des ouvriers sont photographiés sur le chantier du stade de Lusail, en banlieue de Doha, le 20 décembre 2019. C’est dans ce stade pouvant accueillir 80 000 spectateurs que se déroulera la finale du Mondial 2022.

Dans le cas du Qatar, les critiques ont été nombreuses relativement au traitement des migrants utilisés pour construire les infrastructures sportives. Le quotidien The Guardian a conclu l’année dernière que des milliers de travailleurs étrangers étaient morts dans la décennie ayant suivi l’attribution de la compétition. La chaleur extrême ayant cours dans le pays était évoquée comme une cause importante de décès.

Le régime, qui juge ce bilan grossièrement exagéré, a annoncé des réformes des lois du travail dans l’espoir de faire taire les critiques émanant aussi bien d’ONG que de commanditaires et de joueurs. La Fédération internationale de football association (FIFA) se retrouve aussi sur la sellette et se voit pressée notamment d’instituer un fonds d’indemnisation pour les migrants victimes de mauvais traitements.

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Nombre de travailleurs étrangers qui sont morts au Qatar, selon le quotidien The Guardian, dans la décennie suivant l’attribution au pays de la Coupe du monde de soccer 2022

Source : The Guardian

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Nombre de travailleurs étrangers morts, selon le Qatar, sur les chantiers de construction des stades construits en prévision de la Coupe du monde. Les autorités affirment que les chiffres avancés par le Guardian reflètent des morts naturelles survenues dans le pays pendant que les travailleurs y séjournaient et n’ont pas de liens avec les conditions de travail sur les chantiers.

Source : Gouvernement du Qatar

PHOTO MICHAEL BRADLEY, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Le onze australien, avant un match amical contre la Nouvelle-Zélande, à Auckland, le 5 septembre

L’équipe nationale australienne a publiquement critiqué la situation, une sortie inusitée qui pourrait inspirer d’autres initiatives similaires dans l’avenir, espère Chip Pitts, consultant privé spécialisé dans les questions d’éthique des affaires.

Il inscrit le sportwashing dans un débat plus large sur l’importance des droits de la personne, qui oppose les régimes démocratiques aux régimes autoritaires.

« Il y a une sorte de bataille royale en cours dans le monde sur ce que devraient être les normes en matière de droits de la personne et comment elles doivent être respectées », dit-il.

Désinformation et diversion

« Le sportwashing apparaît comme une forme de désinformation et de diversion dont le principe remonte à l’époque des gladiateurs. On dit aux gens : “Regardez par ici, tout va bien, vous êtes en train d’avoir du plaisir” », résume le consultant en éthique des affaires Chip Pitts.

Dans un contexte de sensibilité accrue, les grandes organisations sportives et les ligues professionnelles de toute nature se retrouvent à « marcher difficilement sur un fil de fer » lorsqu’elles acceptent de s’associer à des régimes douteux, prévient-il.

La FIFA a pris des engagements dans les dernières années en matière de respect des droits de la personne, mais les résultats se font attendre, note Micheal Page, de Human Rights Watch.

Un test important surviendra lors de la sélection du pays hôte pour la Coupe du monde 2030, souligne-t-il. L’Égypte et l’Arabie saoudite figurent parmi les aspirants au côté de pays moins controversés. Le Canada, les États-Unis et le Mexique ont reçu le mandat de tenir l’évènement en 2026.

La FIFA a été amenée, à son corps défendant, à donner une suite aux appels à la transparence en matière de respect des droits de la personne.

Chip Pitts, consultant privé spécialisé dans les questions d’éthique des affaires

Les questions posées à l’organisation par rapport au Qatar font écho aux critiques ciblant le Comité international olympique (CIO), qui a tenté tant bien que mal de mettre le couvercle sur les questions embarrassantes liées aux droits de la personne lors de la tenue des Jeux d’hiver en Chine en début d’année.

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Les Jeux olympiques d’hiver de Pékin ont été boycottés diplomatiquement par plusieurs pays, dont le Canada et les États-Unis, en raison notamment des exactions commises contre les Ouïghours par les autorités chinoises.

Jean-Luc Brassard, ex-champion québécois de ski acrobatique, avait dénoncé énergiquement la décision de confier l’organisation de l’évènement au régime du président Xi Jinping en évoquant notamment l’intense campagne de répression menée dans le Xinjiang contre les Ouïghours, une minorité musulmane.

Il disait y voir un parallèle avec la tenue des Jeux à Berlin en 1936 par le régime nazi, un autre cas de sportwashing.

La crise sanitaire a donné à Pékin le « prétexte parfait » pour restreindre les déplacements des journalistes et limiter la couverture négative, relève M. Brassard, qui reproche au CIO d’avoir été « l’artisan de sa propre perte » au fil des ans en favorisant le gigantisme des Jeux olympiques.

Les coûts inhérents à la tenue de l’évènement ont convaincu nombre de pays occidentaux de renoncer à leur tenue, pavant la voie à des régimes douteux cherchant à utiliser cette « vitrine exceptionnelle » pour faire mousser leur réputation et faire oublier leurs exactions.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Jean-Luc Brassard

Dans la charte olympique, la priorité est donnée à la question des droits de la personne. Mais on a laissé passer beaucoup de choses au fil des ans… C’est l’argent qui prime.

Jean-Luc Brassard, ex-champion olympique

Le skieur dénonce « l’hypocrisie » des dirigeants du CIO sur ce plan.

Les propriétaires du Championnat du monde de Formule 1, qui tiennent des courses dans nombre de pays ayant des bilans catastrophiques en matière de respect des droits de la personne, se voient aussi accusés de favoriser le sportwashing.

PHOTO MOHD RASFAN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Lewis Hamilton

Bien qu’ils fassent grand cas sur papier de l’importance de l’enjeu, ils ne prêchent pas par l’exemple, relève M. Page, qui se réjouit du fait que l’ex-champion du monde Lewis Hamilton ait brisé le silence à ce sujet l’année dernière, à l’occasion du Grand Prix du Qatar.

Il a relevé qu’il était nécessaire pour les acteurs du circuit d’attirer l’attention sur les dérives survenant en matière de droits de la personne dans les pays hôtes problématiques tout en déplorant que peu de pilotes en fassent autant.

« Je pense qu’on est tous conscients qu’il y a des problèmes dans certains pays où nous allons et tout particulièrement dans cette partie du monde », avait expliqué le pilote, avant d’ajouter qu’en venant dans ces pays, la Formule 1 « a le devoir de sensibiliser les gens sur ces problèmes » des droits de la personne. « Une personne ne peut pas changer grand-chose, mais ensemble, collectivement, nous pouvons avoir un impact plus important », avait-il estimé.

PHOTO ARCHIVES REUTERS

Au volant de son Alpine, Esteban Ocon négocie une courbe sur le circuit de Djeddah, alors qu’une colonne de fumée s’élève en arrière-plan, le 25 mars.

La réalité géopolitique les a rattrapés cette année en mars lors de la course tenue à Djeddah, en Arabie saoudite, après que des installations pétrolières situées à une dizaine de kilomètres du site de la course eurent été ciblées par des missiles.

Dans un communiqué, les responsables de la F1 ont indiqué qu’ils avaient obtenu l’assurance des « autorités responsables » que la « situation » était sous contrôle, évacuant toute mention explicite de ses causes.

L’attaque a été revendiquée par les houthis, des rebelles chiites soutenus par l’Iran qui sont en guerre au Yémen contre une coalition de pays menés par l’Arabie saoudite.

Riyad est régulièrement accusé par les organisations de défense des droits de la personne d’avoir causé des milliers de morts parmi les civils dans le pays en raison d’une intense campagne de bombardements.

Le monde du soccer se retrouve aussi régulièrement aux prises avec la problématique du sportwashing et tarde à mettre en place des balises suffisantes pour éviter que de grands clubs ne passent sous la gouverne d’investisseurs peu fréquentables, dit le représentant de Human Rights Watch.

La question se pose notamment avec acuité dans la Premier League anglaise, qui a vu passer plusieurs propriétaires controversés, venus du Moyen-Orient et d’ailleurs.

PHOTO BEN STANSALL, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

L’ancien propriétaire de Chelsea Roman Abramovitch

Un oligarque russe comme Roman Abramovitch a été célébré pendant des années après s’être porté acquéreur du club de Chelsea avant d’être contraint de s’en défaire en raison des sanctions contre la Russie découlant de l’invasion de l’Ukraine.

Lorsqu’un consortium soutenu par des fonds saoudiens s’est porté acquéreur l’année dernière de l’équipe de Newcastle, de nombreux partisans ont réagi avec enthousiasme.

PHOTO ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Le Newcastle United Football Club est aujourd’hui la propriété d’un consortium comprenant le fonds d’investissement saoudien. Ci-dessus, un partisan brandit le drapeau du royaume arabe, lors d’un match opposant son équipe favorite à Nottingham Forest, à Newcastle-upon-Tyne, le 6 août.

« Pour eux, ça veut dire que le club se dotait de la capacité d’acheter les services de nouveaux joueurs de premier plan. L’origine de l’argent n’avait pas d’importance. C’est une façon pour un régime impopulaire de s’acheter une base populaire », note M. Page.

La recherche de solution

La pratique du sportwashing pose un dilemme à nombre d’athlètes, qui doivent réfléchir attentivement à leurs activités pour ne pas compromettre « leur image de marque », souligne l’éthicien Chip Pitts.

De nombreux professionnels sont toutefois liés par des ententes contractuelles qui limitent leur capacité à intervenir publiquement sur des sujets sensibles, ce qui explique qu’on voie surtout des joueurs à la retraite parmi les critiques de la tenue de la Coupe du monde de soccer au Qatar, relève quant à lui Michael Page de Human Rights Watch.

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE HUMAN RIGHTS WATCH

Michael Page, directeur adjoint pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord de Human Rights Watch

Le public a un rôle de premier plan à jouer, dit Michael Page, de Human Rights Watch, pour faire en sorte que les droits de la personne soient véritablement pris en considération tant dans des évènements sportifs de grande envergure que des matchs de ligues professionnelles.

Les amateurs de sport devraient notamment être sensibles, souligne le militant, à la provenance des fonds utilisés pour financer leur tenue et chercher à déterminer s’ils posent un problème éthique.

Ils doivent par ailleurs tenter, si possible, d’utiliser leur « capacité de mobilisation collective » lorsque des situations problématiques sont mises au jour pour forcer les responsables à tenir véritablement compte de la question des droits de la personne et structurer les institutions en conséquence.

PHOTO BERNADETT SZABO, ARCHIVES REUTERS

Un partisan du Bayern, lors de la finale de la Supercoupe d’Europe à Budapest, en Hongrie, opposant l’équipe munichoise au FC Séville, en septembre 2020

Un regroupement de partisans du Bayern Munich a notamment multiplié les moyens de pression au cours des dernières années pour dénoncer l’intensification des liens financiers du célèbre club allemand avec le Qatar, très présent dans le monde du soccer professionnel.

Ils ont notamment tenté, en intervenant en assemblée générale, de faire annuler une entente de commandite avec la compagnie aérienne Qatar Airways. La direction a refusé de plier tout en précisant qu’elle réfléchissait à l’opportunité de reconduire la commandite à l’échéance en 2023.

À défaut d’opter pour un boycottage pur et simple peu susceptible de rallier les foules, il est aussi possible de chercher à faire bouger les choses en matière de droits de la personne en interpellant les grandes organisations sportives ou les fédérations apparentées avec des demandes ciblées, dit M. Page.

Les pressions en cours pour obtenir de la FIFA la création d’un fonds d’indemnisation qui permettrait de venir en aide aux travailleurs migrants victimes de mauvais traitements au Qatar en sont un bon exemple, note-t-il.

« Je serai plus à l’aise pour regarder la Coupe du monde si le fonds voit le jour », conclut le représentant de HRW.