Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent, à tour de rôle, leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Émilie Bibeau.

C’est un petit lundi.

On ne se sent pas particulièrement exceptionnel.

Les choses ne se sont pas passées comme on le voulait récemment, et on a mis ça sur le dos de Mercure qui rétrograde, sur la fatigue accumulée, sur la COVID-qui-traîne-peut-être-à-moins-que-ça-soit-autre-chose-ça-vient-qu’on-sait-pus, et puis, face aux épreuves, on s’en est remis au fait qu’il ne faut pas lâcher parce qu’anyway, après tout, les studios hollywoodiens ne voulaient pas d’Al Pacino pour Le parrain, Michael Jordan n’a pas été choisi dans l’équipe de basket au secondaire, Charlotte Cardin n’a pas gagné La voix et Jacques Brel est arrivé avant-dernier à un concours de chansons.

Je cite ces anecdotes parce qu’on me les a racontées récemment face à un prix non gagné, un poste non obtenu, un désir inabouti…

Une amie me confiait aussi dernièrement qu’avec le recul, elle avait un sentiment de culpabilité devant le fait qu’elle n’avait rien accompli d’exceptionnel pendant le confinement. Mais comme le disait si bien Dany Laferrière : « Nous ne deviendrons pas exceptionnels parce qu’on est dans une situation exceptionnelle. » Cette amie, donc, me disait qu’elle n’appartiendrait pas aux gens qui pourront dire qu’ils ont usé de ce temps suspendu forcé pour apprendre le piano, ou le japonais, ou un autre truc incroyable et qu’elle n’avait pas profité de la liberté de ce temps d’arrêt obligé pour aller au bout d’elle-même.

Pourtant, sur sa veste, on pouvait lire : Just do it

Ce fameux slogan mérite qu’on s’y attarde quelques instants, car, comme le précise Carlo Strenger, psychanalyste, dans le livre La peur de l’insignifiance nous rend fous : « Le mythe du just do it repose sur une erreur philosophique profonde et très répandue : l’image de la liberté comme absence de limites. »

Et c’est ce qui me préoccupe ici.

Penser qu’une liberté soudaine nous rend capables de tout.

Plus que l’élément motivateur qu’il souhaite générer, un tel slogan peut avoir une répercussion complètement négative sur certaines personnes. « Des limites vécues comme insurmontables engendrent un mépris intense de soi-même. […] Le mythe du just do it est censé nous encourager à faire ce que nous voulons vraiment. Mais pour beaucoup il peut se révéler paralysant », poursuit Carlo Strenger.

Quand on pousse un peu cette réflexion, on se rend compte aussi qu’on a été nourri à grandes bouchées d’American Dream, de « quand on veut, on peut », depuis qu’on est tout petit. Pourtant, là aussi, on n’interprète pas tout à fait bien la célèbre pursuit of happiness de la Déclaration d’indépendance des États-Unis.

Comme l’explique Georges Minois dans son livre L’âge d’or, histoire de la poursuite du bonheur, le droit à cette fameuse pursuit of happiness, expression qu’on doit à Thomas Jefferson, parle bien du désir de mener une vie à la hauteur de ses rêves, et ce, peu importe d’où l’on vient.

Le problème, c’est qu’on oublie d’y appliquer une nuance primordiale : on parle de droit à la « poursuite » du bonheur et non pas du droit au bonheur en tant que tel. Ce n’est pas le bonheur qui est garanti, mais bien sa quête…

Cette nuance est primordiale et sous-entend une vie digne où il est possible de se réaliser, pas une vie où bonheur et réussite sont promis, où se réaliser veut nécessairement dire devenir l’exception qui écrira l’histoire.

Et il est bien là, le problème, « l’exception ». Il y a cette théorie intéressante qu’on appelle le « biais des survivants » selon laquelle on surévalue nos chances de succès parce qu’on prend pour modèles ceux qui ont réussi, même s’ils sont très rares, statistiquement parlant.

Ce n’est pas une défaite de faire simplement du mieux qu’on peut dans l’adversité extrême. Ça s’appelle plutôt être dans la norme. Et être dans la norme, ce n’est pas un échec.

Associer automatiquement résilience et dépassement de soi, comme si les deux étaient synonymes, est une sorte de piège, selon moi.

Au contraire, penser que cette association est un leurre nous libère.

Je crois profondément au droit à « l’ordinaire ». Qu’on me comprenne bien : la résilience, le succès, les histoires qui font rêver, tout ça est extrêmement positif, important et fait partie intégrante de la vie. Je parle plutôt ici d’une méfiance face à une résilience qu’on pourrait qualifier de « performative ».

De mon côté, je préfère m’en remettre à cette citation de Montaigne toute simple en apparence, mais plus profonde qu’elle en a l’air, qui avait tant marqué le philosophe André Comte-Sponville : « Pour moi donc, j’aime la vie ». Parce que n’importe qui peut aimer le bonheur et le succès, mais aimer la vie telle qu’elle se présente, heureuse ou pas, voilà la vraie nature de l’aventure de l’existence humaine.

Avec ou sans success-story.

Avec écrit sur sa veste « Just do it »… ou pas.