À l’occasion, nous vous présentons un échange entre une personnalité publique et un être qui l’impressionne. Cette semaine, la documentariste Léa Clermont-Dion raconte son entretien avec le travailleur humanitaire Hakim Lebeau.

Installée devant un écran dans la salle de rédaction de La Presse, je discute avec Hakim Lebeau, gestionnaire de crises en conflits armés pour un organisme humanitaire international. Il me parle en direct de Lisbonne où il attend de découvrir sa prochaine destination : une zone de guerre. Je devais le rencontrer à Montréal la même semaine, mais son employeur l’a sommé de retourner immédiatement en Europe.

Notre rencontre fortuite remonte à six mois plus tôt, en avril 2021, à Montréal. Je célébrais ostentatoirement mes 31 ans lorsque j’ai croisé Hakim. L’image était cassante. Dans ce bar bondé de Montréalais étourdis par l’ivresse, il me racontait sa job à lui. Son quotidien implique notamment de négocier avec des combattants armés pour assurer la survie de civils.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Léa Clermont-Dion

J’ai eu envie de discuter avec lui afin de sonder sa perspective sur la haine, un sujet qui m’obsède depuis des années et qui m’a même incitée à entreprendre un postdoctorat.

Dans la dernière décennie, Hakim a parlé à des centaines de leaders de guerre dans une quarantaine de pays ; du Congo au Haut-Karabakh, une région entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Son quotidien est ponctué de mitraillages, de corps jonchant le sol, de hurlements, d’images de torture, de sanglots, de désespoir. Les années lui ont forgé une carapace face à la tragédie. Sauf que les explosions continuent à perturber son sommeil.

Hakim hésitait à se confier à moi. Discuter avec un média implique des risques importants. C’est pourquoi je ne peux pas nommer sa prochaine destination ou l’organisation pour laquelle il travaille. « Je dois garder le profil bas, car te parler peut être dangereux. J’interagis avec des généraux de clans adverses. Je dois rester neutre. C’est délicat. Tu vois, mon rôle est d’assurer l’évacuation des civils. On essaie de sauver des vies. Je suis souvent le premier à traverser la ligne de front. Je ne dois pas être dans la lumière. »

Hakim a tout de même accepté de discuter, car il en avait long à dire sur la haine.

« J’interagis avec les soldats d’une armée régulière, les représentants d’un groupe armé ou d’un groupe criminel, raconte-t-il. Il y a toujours la possibilité de discuter avec ces gens. À force de dialoguer, ils peuvent comprendre et s’ouvrir à la discussion.

— Et ils te font confiance ?

– Oui, parce que je ne les juge pas. Je ne suis pas là pour leur faire la morale ou leur expliquer la vie. Cette attitude ne permettrait pas de faire avancer les négociations. »

Comment fait-on pour dialoguer avec des belligérants qui peuvent avoir recours à la violence ?

« La première chose que j’ai apprise, c’est écouter et faire preuve d’empathie. C’est la seule façon pour moi d’interagir avec ces personnes pour négocier. Il faut écouter, ne pas blâmer. C’est nécessaire pour trouver des compromis. La violence, ça s’apprend. La haine est possiblement un moyen pour elles d’exprimer leur peur, leur traumatisme. Ce qu’elles ont vécu. On ne connaît pas le passé des individus. Et parfois, ces personnes sont forcées d’agir de la sorte. Si tu es dans un groupe où tout le monde incite à la violence, tu seras possiblement obligé d’agir. »

Hakim n’excuse en rien les gestes commis, mais ses pourparlers visent à sauver la vie de civils. Il comprend que certains acteurs n’ont pas le choix de suivre la meute.

Et la meute, elle, fait faire toutes sortes de choses. Hakim voit une immense différence entre le comportement individuel et l’attitude du groupe. À ses yeux, une foule peut inciter à commettre des actes qu’une personne n’oserait pas commettre seule.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Hakim Lebeau

Tu sais, c’est comme un chien que tu croises seul dans un sentier. Il ne t’attaquera pas nécessairement. Mais une meute va s’en prendre à toi. C’est la même chose pour la haine du clan.

Hakim Lebeau

Hakim m’explique que dans un groupe, une dynamique d’autosurveillance s’installe rapidement. La violence légitimée par un leader incarne un comportement encouragé par l’autorité à être répété. Ce rapport de force influence alors les relations de tous les membres du groupe. Ça devient dangereux parce que les gens agissent en mouton, de façon grégaire. Leur but ? « Faire partie de la gang », ne pas subir un rejet qui pourrait s’avérer fatal. La détestation des autres s’immisce lentement, mais sûrement. Elle se construit.

Je crois que la haine peut être développée avec le temps chez les individus. À force de se faire bombarder d’un message, on finit par se dire que c’est peut-être ça, la survie… et qu’il faut faire comme les autres. Donc, prendre les armes.

La haine se répand aussi comme un virus. Les médias ont un grand rôle à jouer dans cette propagation. Hakim rappelle le génocide rwandais et le rôle joué par les radios dans la popularisation de la violence. Les paroles ne s’envolent pas. Elles enracinent une idéologie dans les esprits, génèrent méfiance et suspicion. En ce sens, les réseaux sociaux l’inquiètent particulièrement. Car les images font réagir et incitent certains à passer à l’acte. Et celles-ci peuvent être modifiées pour manipuler.

Pourquoi cette barbarie ?

Et parlant d’images et de manipulation, je me demande pourquoi le viol est une arme de guerre. C’est une question qui m’habite depuis que je suis petite fille. La question préoccupe aussi Hakim. Lui et moi avons été marqués par des illustrations déshumanisantes de violence sordide, notamment sexuelle, vues aux nouvelles lors de la couverture de conflits armés. Dans mon film sur la misogynie en ligne, Je vous salue salope, c’est l’insulte sexiste la plus récurrente : « Les filles, taisez-vous ou on va vous violer. »

Hakim m’explique que, dans certaines guerres, on a vu des hommes violer des femmes devant leur frère, leur mari, puis décapiter l’un d’entre eux devant la famille. C’est la barbarie, le contrôle de l’humain sur un autre, l’état de nature. Sans lois ni ordre.

Je me demande si la femme devient donc un objet de soumission, de contrôle, de façon encore plus marquée en temps de guerre. On en revient donc à une certaine forme primitive de misogynie, où le rapport de force a le dessus. C’est effroyable. Pourquoi donc le viol comme arme de guerre, Hakim ? Il ne le sait pas. S’il le savait, on serait peut-être plus en mesure de l’éradiquer.

Si les combattants d’armes qui mènent et influencent les guerres ont parfois des intérêts pécuniaires, on ne peut pas en dire autant des adeptes qui les suivent.

Parfois, je négocie avec des leaders qui prétendent agir au nom de convictions religieuses, mais leur motivation à faire la guerre repose davantage sur des objectifs matériels. Mais je m’inquiète surtout de leurs admirateurs. Ceux qui les suivent, qui obéissent.

Hakim Lebeau

Hakim pense que la haine est plus répandue chez les individus qui manquent d’instruction. Cette réflexion me rappelle les dynamiques humaines décrites par Primo Levi dont la plume magistrale nous a mieux fait saisir les relations de domination au sein de la Shoah.

Ce qui effraie le plus Hakim, ce sont les enfants soldats.

Ils sont endoctrinés dès leur plus jeune âge, souvent intoxiqués par des drogues, leur vision est altérée et leur jugement, irrationnel. Le travailleur humanitaire s’en méfie, car leurs gestes sont imprévisibles et potentiellement très dangereux.

Quand il en croise lors de check points, l’adrénaline embarque et les symptômes d’hypervigilance s’imposent en lui. C’est l’instinct de survie. En ce sens, il croit mordicus en l’éducation. Car il est possible de contaminer des esprits vierges à vouloir haïr jusqu’à tuer à la machette.

Déconstruire la haine, c’est donc dialoguer avec les acteurs impliqués. Dans son travail, il rencontre parfois ces combattants armés et leur explique ce qu’est un crime de guerre ou encore leur rappelle les conventions de Genève qui régissent la conduite des conflits armés. Il tente ainsi de conscientiser les belligérants aux conséquences désastreuses de leurs actes sans moraliser.

Dans certains cas, cela fonctionne. Dans d’autres, c’est un échec. Mais son objectif reste le même : prévenir la haine par l’éducation.

De la lumière malgré tout

Alors, y a-t-il de l’espoir à travers tout ce bordel ? Comment peut-on garder foi en l’humanité ? Hakim a vu des images sordides au cours de sa carrière. L’espoir, il est là tout près, dans chaque être humain. Il se rappelle cette femme qui, pour aller chercher de l’eau, devait croiser sur son chemin des bandits. Parfois, elle se faisait violer une ou deux fois par jour. Elle gardait pourtant le sourire pour ses enfants. Elle s’accrochait à l’amour.

À travers cette haine inhumaine, il y a l’humanité lumineuse. Celle qui reste. Celle qui marque. Parce que, malgré qu’ils sont encouragés à se détester, les humains dépassent parfois les barrières de la ligne de front et se donnent la main.

Je pense qu’on voit aussi le meilleur de l’humain dans tous ces endroits. C’est fort, l’entraide des gens, la volonté, la persévérance. C’est hyper touchant à voir.

Hakim Lebeau

Hakim a un sourire irrésistible. Celui de la bienveillance. C’est son moteur. Quand je lui demande s’il a peur de mourir, il ne sourit plus. « Oui, très souvent. Si je n’avais pas peur de mourir, je me mettrais en danger. C’est ma crainte de la mort qui me permet de rester vivant. »

C’est pour cela qu’il arrêtera éventuellement de pratiquer ce métier périlleux qui l’a trop souvent isolé. Pour fonder une famille. Retrouver la paix, là où elle se trouve. Seul, dans sa chambre d’hôtel, voyageant de guerre en guerre après toutes ces années, il a énormément donné. Humaniste, il a grappillé la joie à travers l’horreur.

Qui est Hakim Lebeau ?

  • Né en 1980 à Montréal
  • Gestionnaire de crises pour un organisme humanitaire international
  • Études à l’Université de St Andrews (Écosse) en études terroristes et en développement durable à l’Université Harvard

Qui est Léa Clermont-Dion ?

  • Née en 1991 à Laval
  • Réalisatrice du documentaire Je vous salue salope, actuellement à l’affiche
  • Chercheuse postdoctorale à Landscape of Hope, Université Concordia