Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent, à tour de rôle, leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Audrée Wilhelmy.

On habite son corps comme on tient maison. Avec plus ou moins d’ardeur selon les âges, en remarquant des détails différents chaque saison. Le temps coule sur nos os, l’escalier du cœur grince, les années s’accumulent, crochissent la charpente.

J’ai des cicatrices de femme qui ont tôt laissé leurs sillons dans mes chairs. Les médicaments, le temps, les fêtes, les débordements d’inquiétudes et de joie ont transformé mon reflet : je me sens chaque mois comme une nouvelle animale, je me réapprivoise, j’arpente mes frontières sans cesse redessinées, j’en cartographie les changements, exploration d’un territoire mouvant.

Depuis peu, des fleurs en gerbe s’épanouissent sur mon dos. Pivoines, bleuets, fleurs de pommiers, thé du labrador, avoine : chaque espèce représente une partie de mon clan. Le tatouage, tout en tons fauves, semble surgir de ma peau. C’est ce que je voulais, qu’il s’inscrive dans l’histoire naturelle de mon corps, sorte de fossile de surface qui raconte les années vécues dans tous mes jardins.

PHOTO FOURNIE PAR AUDRÉE WILHELMY

Une partie du tatouage d’Audrée Wilhelmy

J’ai passé 32 heures sur la chaise de Poupée Rustre, qui pratique le tatouage féministe.

Trente-deux heures de petites douleurs exorcisantes : une reprise de possession de mon image, un jeu avec moi-même, une braverie qui m’enracinent aujourd’hui, me rappellent ma force et mon endurance.

Tandis que l’aiguille dardait ma peau, je dessinais des dentelles, un corset et des étages de jupons pour un projet de gravures géantes qui parle d’usure des corps, du poids du linge porté par les femmes à l’ouvrage. J’ai moi-même une garde-robe historico-anachronique, où chaque pièce est une sorte d’expérimentation, une performance du quotidien. Je fais de l’enquête vestimentaire : qu’est-ce que ça implique, jardiner avec trois épaisseurs de jupes ? Comment faire du tir à l’arc si on est limitée par un corset ? Comment laver la terre sur le tablier à fronces ? Les manches du Moyen Âge, lacées, étroites, sont-elles plus ou moins pratiques que celles amples et libérées du XIXsiècle ?

L’évolution du corps dans le temps — le temps personnel et le temps historique — me fascine. Rien n’est plus universel que la conscience de soi par rapport aux autres, à son époque ou à une version antérieure de soi-même. Un double phénomène de survie est en jeu : l’acceptation sociale, l’intégrité physique. D’un côté la dimension de l’image — la partie projetée, tournée vers l’extérieur —, de l’autre celle charnelle, celle des sens, des plaisirs, des douleurs. Penser ces dimensions comme deux versions différentes de soi, les observer l’une et l’autre sans les faire dialoguer, c’est exiger du corps une existence partielle, amputée.

En ce sens, le tatouage, dans sa conjonction entre le visuel et le sensoriel, permet de réconcilier deux sphères qui tendent autrement à s’occulter l’une l’autre. L’avènement d’une œuvre dont on portera la trace physique, et qui permet de confronter des douleurs antérieures, quelles qu’elles soient, ramène au plus concret de l’expérience physique.

Le tatouage féministe et les studios ouverts à la diversité de genre me semblent des modèles spécifiquement inspirants. Les tatoueuses et tatoueurs qui ont une démarche thérapeutique, ouverte, ont une manière d’accueillir non seulement l’expérience personnelle de l’individu sur lequel iels vont tracer leurs œuvres, mais également sa peau telle qu’elle est, dans ses rondeurs, dans sa maigreur, sa texture, sa pigmentation spécifiques. Toute bienveillance qui favorise un rapport au corps sain, lumineux. Il nous faut plus de ces lieux-souffles, de ces mains-soupirs entre lesquelles déposer autant notre fatigue que notre fulgurance.

Tandis que les fleurs prenaient lentement naissance sur ma peau, nous parlions, la tatoueuse et moi, des changements que l’âge nous inflige, nous décidions à haute voix de ne pas les subir, de les accepter comme on accueille sans réserve ceux d’une sœur, d’une amie, d’une mère. Reconnaître son corps tel qu’il est, ce n’est pas peu, c’est l’histoire d’une vie. J’ai confié mon dos à Poupée Rustre et je me suis sentie délestée de moi-même, en même temps que pleinement ancrée, vive dans ma douleur et dans la beauté qui en naissait. Avec ce tatouage, j’ai l’impression d’être entrée dans un temps ludique de ma vie. Un temps permissif, où le « temple sacré » du corps peut être décoré de guirlandes, de fleurs, de lumières vives, sans qu’il faille pour autant en masquer les usures, les traces tangibles et invisibles de mes expériences antérieures.

Nous pouvons tous jouer de notre corps, l’habiller, l’enluminer, l’habiter comme nous l’entendons. Je nous souhaite des peaux-havres, des corps-maisons à chérir, à soigner, à regarder vieillir en tout émerveillement, non pas malgré les usures du temps, des tempêtes et des vertiges, mais à cause d’elles.