Comme la déconfiture de Ben Johnson aux Jeux olympiques a provoqué une onde de choc qui a poussé le Canada à devenir un chef de file international de l’antidopage, le scandale à Hockey Canada doit forcer le pays à devenir un leader dans la lutte contre le climat toxique qui mine bien des sports, notamment la gymnastique, écrit notre éditorialiste en chef Stéphanie Grammond.

Ça continue, encore et encore

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Tout cela n’était qu’un malaise indéfinissable.

À 10 ans, j’aimais tellement la gymnastique que je voulais seulement m’entraîner le plus fort possible pour m’améliorer et gagner des médailles comme mon idole Nadia Comaneci, la reine des Jeux de Montréal.

Je ne savais pas quoi penser de l’attitude de l’entraîneur-chef, à la fois trop dur et trop attentionné envers l’une des meilleures athlètes du club. Si jeune, si naïve, je croyais que cette proximité était normale.

Comment aurais-je pu imaginer que, des années plus tard, Michel Arsenault serait accusé d’agressions sexuelles par six athlètes du club Flipgym, dans le quartier Rosemont, où je m’entraînais durant les années 1980 ?

Lors de l’enquête préliminaire, en 2019, le témoignage d’une des victimes alléguées m’a bouleversée. Sous la responsabilité de Michel Arsenault, elle a expliqué comment elle s’est retrouvée à avoir des relations sexuelles complètes avec lui, parfois plusieurs fois par nuit.

Elle a dit s’être laissée faire « docilement » parce que sa famille n’avait pas nécessairement les moyens de payer son entraînement de haut niveau. Alors le sexe compensait. « C’était comme si je lui vendais mon corps. Je n’avais rien d’autre à offrir, mais je voulais donc être une championne ! », a raconté la femme.

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Michel Arsenault, ex-entraîneur de gymnastique, lors de son enquête préliminaire au palais de justice de Montréal en 2019

Le plus révoltant, c’est que Michel Arsenault s’en est tiré indemne. Il a obtenu un arrêt du processus judiciaire, en 2021, parce que les policiers ont tourné les coins ronds durant l’enquête, omettant, par exemple, de prendre des notes pendant certaines rencontres avec les plaignantes.

Mon malaise d’enfance s’est transformé en sentiment de profonde injustice face à ce procès qui a laissé pour compte les anciennes gymnastes qui avaient eu le courage de dénoncer.

Il s’est aussi transformé en sentiment de dégoût face à l’inertie du milieu sportif canadien qui n’a jamais réussi à éradiquer le climat toxique et les abus que subissent les enfants passionnés par leur sport.

Quarante ans plus tard, ça continue, encore et encore.

Pas plus tard qu’au début de juillet, un entraîneur de gymnastique de l’Alberta a été accusé d’agression sexuelle sur une fillette d’à peine 7 ans.

Pourtant, Gymnasts for Change Canada, un groupe de 508 gymnastes victimes d’abus, alertait depuis deux ans Gymnastique Canada et Sport Canada sur la « culture d’abus systémique » qui perdure dans le milieu de la gymnastique.

Si on les avait écoutées un peu plus…

Derrière Hockey Canada

Malheureusement, le sport d’élite est propulsé par la recherche de la performance à tout prix qui crée un contexte où les comportements inacceptables sont tolérés, voire enterrés, que l’athlète se retrouve dans le rôle de l’agressé ou de l’agresseur… comme on le voit en ce moment au hockey.

Comme le hockey fait partie de la fibre nationale, les allégations de viol collectif par huit joueurs ont braqué les projecteurs sur cette culture toxique dont le grand public ne soupçonnait pas l’étendue.

« Hockey Canada, c’est l’arbre qui cache la forêt », assure le champion olympique de bosses Jean-Luc Brassard, qui a eu le courage de critiquer les inconduites sexuelles au sein du Comité olympique canadien, en 2015.

Ces dernières années, les accusations d’abus de toutes sortes ont visé une kyrielle de sports : le patin de vitesse, la boxe, le bobsleigh, la natation artistique, la gymnastique, le basketball ou encore le ski alpin, qui a vu l’entraîneur Bertrand Charest condamné à 10 ans de prison, en 2017, pour avoir agressé sexuellement plusieurs jeunes athlètes.

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Quatre des victimes de l’entraîneur Bertrand Charest : Geneviève Simard, Amélie-Frédérique Gagnon, Anna Prchal et Gail Kelly

Mais les cas d’abus sexuels, aussi sordides soient-ils, ne sont que la pointe de l’iceberg. Les abus physiques et psychologiques sont encore plus répandus, explique Sylvain Croteau, directeur général de Sport’Aide, qui offre une ligne téléphonique pour les jeunes sportifs du Québec.

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Sylvain Croteau, directeur général de Sport’Aide

Les appels les plus fréquents ? « Harcèlement, intimidation, menace d’isolement, d’exclusion… On fait jouer les athlètes blessés, on les pousse au-delà de leurs capacités », énumère-t-il.

À ce chapitre, le témoignage livré par Amelia Cline, dans une demande d’action collective déposée en mai par un groupe de gymnastes de partout au pays, donne froid dans le dos même s’il n’a pas encore subi le test du tribunal.

En 2003, alors qu’Amelia Cline n’était pas encore complètement remise d’une blessure à un tendon, son entraîneur l’a forcée à faire plusieurs fois un saut qu’elle ne maîtrisait pas, en vue d’une compétition importante le lendemain.

À deux reprises, elle est tombée sur le cou, qu’elle pensait avoir cassé, tellement la douleur était vive. Par la suite, l’entraîneur l’a emmenée dans son bureau et après l’avoir fait monter de force sur un pèse-personne, lui a dit qu’elle se blessait à cause de son poids. À 14 ans, Amelia Cline pesait 80 livres.

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Amelia Cline en 2002

Ce jour-là, la gymnaste de Vancouver a mis fin à sa carrière. Ses parents ont rapporté les abus dont elle a souffert à Gymnastics BC et à Sport BC. En vain.

Alors que l’ancienne athlète se débattait avec de lourdes séquelles — douleurs chroniques, anxiété, crises de panique, insomnie, troubles alimentaires, etc. —, l’instructeur, loin d’être puni, a pris du galon, devenant entraîneur de l’équipe canadienne pour les Jeux d’Athènes en 2004. Il a poursuivi sa carrière jusqu’en 2010.

Casser la culture du contrôle

Il est temps de mettre un terme à la violence et aux menaces qui « font partie de la routine dans le sport d’élite », comme l’écrit dans une étude récente la spécialiste de la maltraitance dans le sport Gretchen Kerr avec des collègues de l’Université de Toronto.

En fait, il règne une culture de contrôle dans les clubs et les fédérations. « L’autorité est clairement délimitée et les athlètes sont motivés par la punition et par la crainte d’être mis au banc, échangés, rétrogradés, abandonnés, ridiculisés ou de perdre du financement », notent les chercheurs.

Consultez l'étude (en anglais)

C’est comme si le monde du sport n’avait pas évolué au même rythme que le reste de la société. Dans le milieu du travail, des patrons qui invectivent leurs employés, ça ne passe plus ! Dans le milieu scolaire, des professeurs qui frappent les doigts des élèves à coup de règle, c’est de l’histoire ancienne !

Mais dans le sport de haut niveau, trop d’entraîneurs ont encore une attitude déplorable qui ne serait tolérée nulle part ailleurs. Pourtant, ce ne sont pas les cris et l’intimidation qui ouvrent la voie vers l’excellence.

« La science est vraiment claire là-dessus », insiste Joëlle Carpentier, professeure spécialisée dans la psychologie du sport à l’UQAM.

Les comportements tels que les menaces, les ordres ou bien faire sentir l’athlète coupable, ce n’est pas ce qui mène à la performance à long terme. Ça crée du stress, des blessures et ça raccourcit les carrières, parce que le corps s’use et les athlètes ont du mal à fonctionner dans leur vie quotidienne, même plus tard.

Joëlle Carpentier, professeure spécialisée dans la psychologie du sport à l’UQAM

Ce n’est pas vrai que les athlètes doivent tout endurer pour atteindre le sommet… comme Nadia Comaneci. Derrière la magie de ses notes parfaites, il y avait un entraîneur tortionnaire qui a écrit le manuel d’instruction de la culture de l’abus dans le sport. Ce manuel, il est temps de le déchirer une bonne fois pour toutes.

Des médailles à tout prix ? Non merci !

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Le sport canadien est à un moment charnière, comme lorsque Ben Jonhson a remporté le 100 mètres aux Jeux de Séoul.

Je me souviens encore d’avoir dansé de joie en le voyant gagner l’épreuve reine en 1988. Quelle déception quand on lui a retiré sa médaille aux stéroïdes ! Mais l’onde de choc nationale a poussé le Canada à devenir un leader mondial de l’antidopage.

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Ben Johnson lors de la finale du 100 m aux JO de Séoul, devant Carl Lewis et Linford Christie

De la même manière, la commotion provoquée par la série noire d’abus sexuels, physiques et psychologiques doit inciter le Canada à devenir un champion mondial de la lutte contre la culture toxique dans le sport.

Notre objectif pour les prochains Jeux olympiques ne doit pas se compter en médailles, mais plutôt en progrès dans l’assainissement du climat dans les gymnases, les piscines… et les fédérations sportives.

Une vaste enquête

« Il faut que la ministre aille au fond des choses. On ne peut pas juste remettre de la peinture sur les murs », martèle Jean-Luc Brassard.

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Jean-Luc Brassard

D’accord, mais par où commencer ?

Pour vider l’abcès, il faut mener une enquête indépendante, répond le médaillé olympique. Une vaste commission nationale permettrait aux victimes de se libérer d’un poids et de se réconcilier avec leur passé.

Il faut redonner une voix aux athlètes, ajoute Rob Koehler, directeur général de l’organisme Global Athlete qui milite pour un rééquilibrage du pouvoir entre les athlètes et les administrateurs qui tirent les ficelles du sport.

« Mais le Comité international olympique fera tout en son pouvoir pour maintenir le statu quo, parce qu’il veut garder le contrôle, parce que le comité fait une tonne d’argent avec les Jeux et les athlètes, presque rien », explique celui qui a été directeur général adjoint de l’Agence mondiale antidopage (AMA), établie à Montréal.

La culture est exactement la même dans le sport canadien. Les leaders ont le plein contrôle et ils tiennent dans le creux de leur main les athlètes qui ont peur de parler à cause des représailles.

Rob Koehler, dirigeant de Global Athlete et ex-DG adjoint de l’AMA

Il est vrai que le fédéral a fait un pas dans la bonne direction en lançant le Bureau du commissaire à l’intégrité dans le sport, en juin dernier. Et heureusement, la ministre des Sports Pascale St-Onge a l’intention de rendre l’adhésion obligatoire pour toutes les fédérations, car pour l’instant, seulement quatre participent à ce mécanisme indépendant de traitement des plaintes des athlètes.

Sauf qu’il faut aller beaucoup plus loin si on veut changer la culture du sport.

« Tout programme axé sur les plaintes place à tort l’entière responsabilité du signalement sur les victimes, plutôt que sur les personnes chargées de protéger les athlètes vulnérables et d’établir les valeurs du sport canadien », estime un groupe de 28 universitaires qui a pris la parole dans une lettre ouverte, à la fin de juillet.

Sus au financement malsain

Pour régler les problèmes en amont, il faut s’attaquer au mode de financement malsain qui est directement lié aux médailles.

C’est encore plus vrai depuis le lancement du programme À nous le podium, qui a peut-être permis au Canada d’obtenir un record de médailles aux Jeux de Vancouver, mais qui a aussi renforcé la culture de la performance à tout prix.

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Joëlle Carpentier

Il y a des entraîneurs qui n’ont pas été congédiés dans le passé parce qu’on avait besoin d’eux, de leur talent technique. On se ferme les yeux et les oreilles le plus longtemps possible à cause de la pression des résultats, parce que le financement en dépend, parce qu’on veut des médailles.

Joëlle Carpentier, professeure spécialisée dans la psychologie du sport à l’UQAM

Le mode de financement des fédérations contribue donc à la maltraitance des athlètes, dénoncent de nombreuses voix qui s’élèvent pour qu’on revoie les rouages du programme À nous le podium.

Pourquoi ne pas s’inspirer du Royaume-Uni, qui a modifié ses méthodes de financement en 2020 ?

Les athlètes sont désormais financés en fonction de leur potentiel à remporter des médailles sur douze ans plutôt que quatre. De cette manière, on met l’accent sur le développement de l’athlète, plutôt que sur ses chances de monter sur le podium aux prochains Jeux olympiques.

Le plaisir au lieu de la performance

De toute façon, en focalisant trop sur les médailles, on perd de vue l’essentiel : le plaisir de faire du sport.

Et ça, la Norvège l’a bien compris. Son modèle est aux antipodes du nôtre. Là-bas, il n’y a pas de compétitions régionales ni de pointage avant l’âge de 11 ans. Les jeunes sont plutôt encouragés à pratiquer plusieurs sports, qu’ils soient doués ou pas.

Peu d’enfants se spécialisent dans un sport avant la fin du secondaire, une bonne chose puisque cela augmente les risques de blessures, le stress psychologique ainsi que les probabilités d’abandon du sport à un jeune âge. Et de toute façon, ce n’est pas nécessaire pour atteindre un niveau élite, vous diront les scientifiques.

Consultez l’étude « Sports Specialization in Young Athletes » (en anglais)

Alors que c’est l’argent qui mène le sport chez nous, en Norvège, c’est le plaisir. Ce qui finit quand même par être payant puisque 93 % des enfants pratiquent des sports, ce qui se traduira par des économies dans le système de santé lorsqu’ils seront plus âgés.

« Ici, on a un problème de décrochage sportif chez les jeunes », se désole Jean-Luc Brassard.

Et contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce ne sont pas les médailles olympiques qui motivent les jeunes à bouger. Au contraire, ces images d’un idéal inatteignable peuvent les décourager.

Donc, si on ne veut pas avoir une majorité de jeunes sédentaires et une minorité d’athlètes d’élite usés à la corde, on devrait faire la promotion d’une saine activité physique, au lieu de focaliser sur la performance.

Remarquez, l’un n’empêche pas l’autre. La Norvège, avec sa petite population de 5,4 millions, a obtenu 39 médailles aux Jeux olympiques de PyeongChang en 2018, plus que n’importe quelle autre nation dans l’histoire des Jeux d’hiver.

Miroir, miroir…

Comme société, nous devons aussi nous regarder dans le miroir.

Cela passe par une remise en question de la part des entreprises qui profitent de la performance des athlètes dans leurs campagnes de marketing. Mais ce sont des humains, pas des produits !

Et cela passe par une remise en question de notre attitude face au sport, comme public et comme parents, souligne Sylvain Croteau, directeur général de Sport’Aide.

Durant les Jeux du Québec qui se sont tenus à Laval à la fin de juillet, on lui a demandé d’intervenir pour calmer les familles qui se chamaillaient dans les gradins lors des matchs de basketball.

Une minute avant le match, il s’est installé sur le terrain, en compagnie des joueurs, des entraîneurs et des arbitres. Puis, il s’est adressé aux parents tout juste devant lui : « Tout le monde ici a une responsabilité. Comme parents, vous êtes là pour encourager les enfants. Et après, on veut se souvenir du match pour les bonnes raisons, pas pour les débordements », leur a-t-il dit.

À force d’aller à la rencontre du public, en faisant des gestes simples, en n’ayant pas peur de nommer les choses, Sylvain Croteau contribue à changer les mentalités.

Comme parents, il faut arrêter de mettre une pression indue sur les enfants.

Comme public, il faut cesser de placer les sportifs sur un piédestal. De les voir comme des superhéros, alors que ce sont des humains.

Le sport, oui. La réussite, oui. Mais des médailles à tout prix ? Non merci. Parce que ça finit toujours par avoir un coût.