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Serait-il possible aux États-Unis de limiter les dépenses électorales et d’assurer une égalité des chances entre les candidats ? Ça limiterait l’action des lobbyistes qui influencent les élus.

Pierre Rousseau, Québec 

Vous mettez le doigt sur un gros problème de la démocratie américaine : l’influence de l’argent dans le processus électoral.

La réponse courte à votre question : dans l’état actuel des choses, il est malheureusement impossible de limiter les dépenses électorales et les contributions politiques des citoyens fortunés et des groupes d’intérêt aux États-Unis.

Pourquoi ? Parce que la Cour suprême des États-Unis a conclu que la liberté d’expression, garantie par le premier amendement de la Constitution américaine, comprenait la liberté de faire des contributions financières de façon quasi illimitée à des campagnes électorales.

En 2010, dans l’arrêt Citizens United, la Cour suprême a conclu qu’une personne ou une entreprise pouvait dépenser autant d’argent qu’elle le voulait durant une campagne électorale tant qu’elle le faisait par le truchement d’entités indépendantes (par exemple des super comités d’action politique, ou Super PAC), et non en versant l’argent directement aux candidats.

Ces entités indépendantes ne doivent pas se coordonner directement avec le candidat. Mais en pratique, comme elles dépensent des sommes d’argent importantes pour élire ou défaire des candidats, le résultat est le même.

Déjà importante, l’influence des Super PAC et du dark money s’est beaucoup accrue depuis 2010. (Qu’est-ce que le dark money ? Ce sont des contributions dont on ne connaît pas la provenance, car elles émanent de sociétés sans but lucratif qui n’ont pas à dévoiler l’identité de leurs bailleurs de fonds.)

Pour le cycle de l’élection présidentielle de 2020 (2019-2020), les Super PAC ont recueilli plus d’argent – 3,4 milliards US – que les deux principaux candidats à la présidence (1,6 milliard pour Joe Biden et 1,1 milliard pour Donald Trump) !

Seule façon de renverser cette tendance inquiétante : que la Cour suprême revoie sa position. À court terme, ça n’arrivera pas. Il faudrait que la Cour, qui compte six juges conservateurs sur neuf, dont cinq juges ultraconservateurs, redevienne plus progressiste.

La Cour suprême américaine a aussi interprété très largement la liberté d’expression dans d’autres dossiers pour casser des lois électorales. Ainsi, on ne peut pas imposer une limite totale à un donateur individuel (arrêt McCutcheon en 2014) ni distribuer des fonds publics pour réduire les inégalités économiques entre adversaires si l’un des candidats dispose de fonds électoraux illimités (arrêt Bennett en 2011).

Vues du Canada et du Québec, ces décisions américaines donnent le vertige…

La liberté d’expression existe aussi ici, mais elle ne confère pas le droit de donner autant d’argent qu’on le veut à une cause politique, ont tranché les tribunaux canadiens.

Les lois électorales au Québec et au Canada sont très sévères. Les entreprises ne peuvent pas faire de dons électoraux. Au Québec, la limite des contributions électorales est de 100 $ par année. Il n’existe pas de Super PAC.

Les dépenses des groupes indépendants (syndicats, groupes de pression, associations et autres tiers) sont très encadrées. Par exemple, au fédéral, ils ne peuvent pas dépenser plus de 350 000 $ (par organisation) lors d’une période électorale.

En 2000, la Coalition nationale des citoyens, groupe de pression conservateur, avait contesté cette dernière règle.

Dans l’arrêt Harper c. Canada (l’arrêt fait référence à Stephen Harper, président de la Coalition nationale des citoyens en 2000), la Cour suprême du Canada a tranché que la liberté d’expression au Canada ne permettait pas de dépenser sans limites durant une élection. La Cour épouse la conception égalitaire du système électoral, qui « repose sur l’idée que chacun doit avoir une chance égale de participer ». Des règles limitant les dépenses des tiers permettent « à ceux qui souhaitent participer au débat électoral de le faire à armes égales », écrit la Cour.

Voilà une conception beaucoup plus égalitaire du système électoral. À mille lieues de celle en vigueur aux États-Unis !

Avec Vox et OpenSecrets.org